Décodage. Remplacer tous les repas par un seul et unique breuvage. C’est le pari d’un inventeur américain qui fait le buzz sur l’internet.
Ludovic Chappex
Pour vous, manger équilibré est un casse-tête, une activité chronophage, voire ennuyeuse? La start-up américaine Soylent vous propose alors une solution efficace inspirée des films de science-fiction: un cocktail inodore à base de poudre à commander sur l’internet puis à diluer dans l’eau. Avec ses 31 ingrédients vitaux (protéines, fibres, vitamines, hydrates de carbone, etc.), ce breuvage satisfait à tous les besoins nutritionnels de l’organisme. Plus besoin, ainsi, de se soucier de son alimentation. «Free your body», dit le slogan de l’entreprise.
Effrayant? «Totalement déprimant, juge le Dr Dimitrios Samaras, médecin consultant à l’unité de nutrition des HUG. La première question qui me vient à l’esprit est: pourquoi adopter un pareil régime?»
Malgré l’horreur que peut inspirer ce mode de nutrition au plus grand nombre, Soylent semble avoir trouvé ses adeptes. Lancée il y a un an sous la forme d’un projet Kickstarter par le développeur informatique Rob Rhinehart, originaire d’Atlanta, la start-up a déjà recueilli plus de 3 millions de dollars de fonds et regroupe aujourd’hui des milliers de consommateurs. En plus de son aspect pratique, cette solution permet de se nourrir à relativement faible coût: compter environ 65 francs par semaine, soit 3 francs par repas. Soylent Green étant le nom d’une pilule à base de chair humaine dans le film du même nom paru en 1973, il semble encore utile de préciser que la substance en question ne contient pas de restes humains.
Coup marketing, défi personnel ou pure provocation, toujours est-il que le créateur de l’entreprise, âgé de 25 ans, ambitionne de se nourrir désormais exclusivement de son breuvage. D’autres que lui ont tenté l’expérience de façon moins radicale. Le magazine en ligne australien news.com a récemment recueilli les témoignages d’utilisateurs qui se déclarent globalement satisfaits par le produit et en bonne santé après plusieurs semaines, voire des mois d’utilisation. Bémol important: la plupart d’entre eux ne se sont pas privés d’alterner occasionnellement leur consommation avec des aliments traditionnels.
Davantage qu’à sa vision froide et pragmatique de l’alimentation, c’est à son caractère open source que Soylent doit une grande partie de son originalité. Dès le lancement de la plateforme, la composition exacte du produit a été intégralement publiée en ligne, et l’entreprise a aussitôt encouragé la création individuelle de nouvelles recettes et le partage d’informations entre ses adeptes, via un portail baptisé DIY Soylent (DIY comme «do it yourself»). Une approche participative a priori peu commerciale, mais qui a donné naissance à une véritable communauté et permis de faire connaître le produit. DIY Soylent regroupe à ce jour plus de 3000 recettes, qui sont autant de variations subtiles autour du produit original. Allergies, régimes spéciaux, apports plus ou moins importants en calories ou en protéines… chaque utilisateur apporte sa touche personnelle.
Frustrant
Le Suisse Kevin Dupraz, étudiant en chimie à l’EPFL, a fait partie des premiers contributeurs du site: «J’ai découvert cette invention sur kickstarter.com il y a quelques mois et j’ai trouvé le concept vraiment intéressant. Comme le produit officiel était en rupture de stock, cela a stimulé mon intérêt et j’ai alors décidé de le fabriquer moi-même en adaptant un peu la recette à mon poids et à mes caractéristiques. J’ai effectué beaucoup de recherches avant de me lancer.» Kevin Dupraz (alias Kevlar sur DIY Soylent) est l’un des rares Européens à proposer sa recette en ligne, la plateforme étant fréquentée en majorité par des Américains.
La tête sur les épaules, le jeune homme de 21 ans consomme sa mixture avec modération: «Au début, j’ai voulu faire un test et je n’ai mangé que ça pendant une semaine complète. Ce qui a bien fonctionné d’un point de vue nutritionnel, mais je n’ai pas tenu plus longtemps. J’avais besoin de sentir la saveur d’un vrai aliment. Aujourd’hui, j’utilise ce produit pour remplacer de temps en temps un repas. C’est très pratique en période d’examens!» L’étudiant met aussi en avant l’argument du coût. «Tous les ingrédients nécessaires peuvent être commandés sur l’internet, assure-t-il. Evidemment, il ne faut pas faire n’importe quoi et se tenir bien informé.»
«Mathématique d’école primaire»
Que deviennent le bien-être et le plaisir de manger? Bien qu’aucune étude n’établisse de manière scientifique qu’un régime alimentaire monotone induise forcément une dépression à moyen terme, les nutritionnistes professionnels mettent en avant ce danger. «Une telle alimentation uniforme ne correspond pas à nos besoins. Notre rapport à la nourriture implique des émotions; nous avons des papilles gustatives pour sentir les saveurs, explique Dimitrios Samaras, des HUG. Cette entreprise essaie vainement de simplifier quelque chose de très complexe avec de la mathématique d’école primaire. De plus, les aliments contiennent de nombreux types d’antioxydants qui ne se retrouvent pas dans les ingrédients de ce produit. Je trouve la démarche aberrante et extrémiste.»
Diététicienne cheffe au CHUV, Marie-Paule Depraz Cissoko relève que la nutrition reste une science relativement récente, dont les chercheurs ne maîtrisent pas encore toutes les composantes: «On sait que certains nutriments favorisent la sécrétion de neuro-transmetteurs qui agissent sur l’humeur. L’interaction des aliments entre eux joue également un rôle important, souligne-t-elle. Et il est tellement dommage de perdre la dimension sociale et affective de l’alimentation.» La diététicienne s’inquiète aussi des «problèmes physiologiques que pourrait entraîner le fait de ne plus mastiquer».
L’alimentation du futur n’est pas près de recevoir la bénédiction du corps médical. Et encore moins, on s’en doute, des professionnels du secteur. Pour certains, Soylent aura eu le mérite d’avoir rendu accessibles des formules qui étaient auparavant plutôt réservées au monde médical. Et, comme le dit Kevin Dupraz: «C’est toujours mieux que des lasagnes surgelées.»