Ce qui devait arriver arrive: les Pink Floyd, mais aussi les Who, Black Sabbath ou AC/DC, sans compter les Rolling Stones reconvertis dans l’art d’être grands-pères, battent en retraite. C’est l’heure du dernier disque, de la tournée ultime pour les dinosaures des années 60-70. Hommage aux bientôt disparus, cœur serré.
«Le rock n’est pas mort de cause naturelle. Il n’a pas disparu en raison de son grand âge. Il a été assassiné!» On le voit, même à 65 ans, Gene Simmons a toujours la langue bien pendue. Le clown en chef du groupe Kiss s’en prend aujourd’hui – dans le magazine Esquire – au partage et au pompage gratuits de la musique sur l’internet, qui ont selon lui dévalorisé son genre musical favori. Plus d’argent, plus de soutien des compagnies de disques, plus d’albums, plus de supergroupes comme Kiss, formé en 1973. CQFD, RIP.
Mais le rock’n’roll a une particularité: on ne cesse d’annoncer sa mort prochaine. Même dans les années 60, à son apogée, il se trouvait toujours un John Lennon pour affirmer que le rock était mort de sa belle mort alors qu’Elvis Presley entrait à l’armée, dans la décennie précédente. Depuis, le mauvais présage a sans cesse été brandi en raison de l’arrivée du rap, du hip-hop, de l’électro, de la techno, de la pop synthétique, des technologies numériques, que sais-je.
Ou encore à cause de l’absence de plus en plus remarquée du rock dans les classements des meilleures ventes musicales. A l’exception des compilations, coffrets et autres resucées remastérisées de vieilles gloires, ce qui prouve que le genre n’est plus alimenté que par la nostalgie. A preuve, les actuelles opulentes sorties des premiers disques de Led Zeppelin, revitalisés par Jimmy Page en personne. Ou de The Basement Tapes de Bob Dylan (1967) sous la forme de 6 CD pour même pas 120 francs. Bref, d’un côté, le rock ne vaut plus rien; de l’autre, il est un luxe pour babyboomers nantis. Autant dire, air connu, qu’il serait foutu.
La vérité vraie est qu’il est toujours là, guère vaillant ni très inventif, comme une fréquence FM toujours disponible à l’heure de Spotify et de YouTube. Le rock était naguère mâle, dominant, érogène, rebelle, révolutionnaire, dangereux, aussi létal que porté par un désir d’immortalité. Il a été la première musique à être médiatisée en masse et à porter sur ses épaules de géant une génération entière, mettons celle du Vietnam.
Un genre parmi d’autres
Il n’est plus qu’un genre parmi dix ou vingt autres, comme les Black Keys partageant l’affiche du premier soir de Paléo 2014 avec la pop de Bastian Baker, le hip-hop de M.I.A. ou l’électro de Gesaffelstein. Aujourd’hui, je l’entends bien avec ma fille de 16 ans, on écoute de tout, sans hiérarchie, troquant la passion exclusive contre une ouverture facilitée par les réseaux, les découvertes incessantes, le mélange des tendances.
Bien sûr, on était prévenus. «Rock’n’roll is here to stay, it’s better to burn out than fade away… Rock’n’roll will never die», chantait Neil Young en 1979. Le rock est là pour rester, mieux vaut brûler que de s’éteindre à petit feu, il ne mourra jamais… Un credo repris mot pour mot par Kurt Cobain dans sa lettre de suicide en 1994, lui qui avait porté l’espoir d’une vraie renaissance du rock. L’autre refrain connu, au rayon phénix-qui-renaît-sans-cesse-de-ses-cendres, étant le Rock Is Dead… Long Live Rock des Who en 1972.
Who? Qui donc? Les auteurs du générique de la série TV Les experts? Bien plus que cela. L’un des plus grands groupes de l’histoire, auteur des extraordinaires albums Tommy, Quadrophenia ou Who’s Next, dont est justement issu le Baba O’Riley mouliné jusqu’au vertige par Les experts. Pour me mettre à nu devant vous, la bande à Pete Townshend a toujours été ma favorite, loin, très loin devant toutes les autres. J’ai pris le train seul, adolescent et plus tard, pour aller la voir dans les lieux les plus improbables. J’avais les t-shirts, les vinyles, les K7, les CD, les fichiers, les autocollants, les posters, les livres, dont la récente autobiographie de Pete Townshend Who I Am. Les concerts des Who étaient miraculeux. Ou déplorables, comme à Paléo, encore lui, en 2006. Pas d’entredeux, pas de quartier, tout ou rien.
Or, voilà que le groupe qui m’a accompagné, porté, aidé à cracher ma frustration pendant des années commémore ses cinquante ans d’existence en déclarant qu’il s’en va. Encore un disque, l’an prochain, puis une tournée en forme de «long goodbye», comme le dit le chanteur Roger Daltrey, et ce sera fini. Pete Townshend a 69 ans, Roger Daltrey 70. Ils sont les deux survivants d’un quatuor qui comptait l’explosif batteur Keith Moon, mort en 1978 d’une overdose de sédatifs utilisés contre l’alcoolisme, et le vrombissant John Entwistle, qui s’est éteint en 2002 dans une chambre d’hôtel à Las Vegas pour avoir sniffé trop de poudre en compagnie d’une belle-de-nuit.
Un demi-siècle, pour une légende du rock qui affirmait dans My Generation (1965): «Hope I die before I get old» (J’espère mourir avant de devenir vieux), voilà une ironie qui ne déplaît pas à Pete Townshend. «Moi, je n’aurais jamais voulu voir Philip Roth, John Updike ou Gore Vidal se retirer d’un coup, en disant: «Oui, je suis effectivement trop vieux pour écrire des bouquins sur la masturbation», affirmait-il récemment.
Typique de Townshend, caractéristique aussi de ses amis des Rolling Stones, cinquante-deux ans de tournées au compteur, toujours sur la route. Avec tout de même des signes de lassitude du côté de Keith Richards, saisi par un nouvel art: celui d’être grand-père (lire son interview en page suivante). Et des interrogations du côté de Mick Jagger sur la nécessité d’un nouvel enregistrement en studio, après le très moyen A Bigger Bang en 2005. Selon lui, et il est bien placé pour en parler, à chaque fois que les Rolling Stones jouent des morceaux récents sur scène, la foule attend poliment que ça se passe, avant de hurler aux premiers riffs de Jumpin’ Jack Flash ou même Paint It Black.
Tout peindre en noir, effectivement. Les légendes des années 60 font actuellement encore quelques tours et puis s’en iront, vaincues non par Beyoncé ou Katy Perry, mais par leur âge même. Les vieux rockers savent comme les vieux Romains que «toutes les heures blessent, la dernière tue». Roger Daltrey craint de ne plus avoir de voix en concert. Pete Townshend souffre de surdité et d’acouphènes. Du côté de chez Motörhead, Lemmy Kilmister, qui a été le roadie de Jimi Hendrix en 1967, porte désormais un défibrillateur et gère au mieux son diabète.
Le début de la fin?
Lemmy a toujours galéré avec son trio métallique, tout en gagnant pas mal d’argent grâce aux quelques morceaux qu’il a écrits pour Ozzy Osbourne. Or, Ozzy lui-même donne des signes de lassitude. Le dernier disque de Black Sabbath, les inventeurs du heavy metal vers 1968 à Birmingham, s’est étonnamment bien vendu l’an dernier. 13, dont le couplet d’ouverture était «Est-ce le début de la fin, ou la fin du début?», a été numéro un en Grande-Bretagne, en Europe ou aux Etats-Unis, un score que le groupe n’avait pas atteint depuis quarante-trois ans. Ozzy Osbourne, 68 ans, vient de jurer que Black Sabbath entrera une ultime fois en studio l’an prochain, avant une tournée d’adieu. D’autant que le guitariste Tony Iommi reste fragilisé par son combat contre un fichu lymphome.
Ce qui n’est rien par rapport à l’état de démence sénile, après une attaque cérébrale, de Malcolm Young, frère aîné d’Angus Young, piliers fondateurs d’AC/DC. Le guitariste rythmique cloîtré dans la section gérontologie d’un hôpital de Sydney, les autres membres du groupe australien ont dû se débrouiller sans lui pour enregistrer leur 17e album, Rock or Bust (Rock ou Laisse tomber), disponible le 1er décembre. Il n’y aura sans doute plus beaucoup d’albums des maîtres du hard rock ni de tournées éreintantes.
Quoiqu’il ne faille jamais jurer de rien devant un mur d’amplis Marshall. «J’aimerais qu’il soit inscrit «Je ne suis pas sûr que le groupe soit vraiment fini» sur ma pierre tombale», s’amusait l’autre jour Nick Mason dans le magazine américain Rolling Stone. Le batteur de Pink Floyd ripostait par le rire aux affirmations péremptoires de son partenaire David Gilmour, le guitariste de 68 ans, pour lequel l’album The Endless River, à télécharger dès le 10 novembre, est le dernier-terminé-juré-craché. Il n’y aura même pas de tournée pour accompagner «La rivière sans fin», titre qui contredit un rien cette volonté de ponctuer le destin du groupe aux 200 millions d’albums, dont 50 pour le seul The Dark Side of the Moon.
David Gilmour le dit au même magazine Rolling Stone: «Il n’y a désormais plus de place dans ma vie pour Pink Floyd. Ce disque est une manière de dire au revoir à l’aventure. Tout ce que nous avons créé de valable y figure.» The Endless River est en effet un palimpseste, écrit en son numérique 5.1 sur les bandes analogiques qui restaient de l’enregistrement de The Division Bell en 1993.
La boucle du temps
Instrumental, à l’exception du morceau final, Louder Than Words, magnifiquement chanté par Gilmour, The Endless River est un opus fluide qui cite autant les débuts du groupe au mitan des années 60 que ses plus récents disques. Entendait-on la voix de l’astrophysicien Stephen Hawking au début de Keep Talking sur l’album The Division Bell? Le revoici sur le nouveau disque, comme pour boucler la boucle de l’espace-temps. The Endless River est surtout un hommage poignant au clavier Rick Wright, décédé en 2008. Les paysages sonores de Wright dominent les 18 plages de cette œuvre ultime, somptueuse, qui rembobine autant qu’elle réinterprète le passé de l’un des meilleurs groupes de l’histoire du rock. Une manière paisible de dire une bonne fois pour toutes au revoir aux flamboyantes années 60. A sa jeunesse aussi.
Avant de passer à autre chose, ces jeunes groupes qui portent haut la flamme du rock, ces Royal Blood, Allah-Las ou The Strypes, le couteau entre les dents, comme si cette histoire ne devait jamais trouver de conclusion.