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L’anneau de mémoire

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:45

Reportage. Le Nord-Pas-de-Calais inaugure un gigantesque mémorial international. Celui-ci écrit les noms de 600 000 soldats tombés dans la région entre 1914 et 1918. Dont des dizaines et dizaines de combattants suisses.

Les associations françaises d’anciens combattants se sont indignées. Et les Britanniques ont levé plus d’un sourcil, posant toutes sortes de questions sur les raisons de cette idée inédite. Celle-ci était effectivement audacieuse: construire le plus grand mémorial de guerre au monde pour commémorer le siècle écoulé depuis le début de la guerre 14-18. Surtout, réunir sur le même monument les noms de tous les soldats belligérants, alliés franco-britanniques et alliés de l’Empire allemand, qui ont été tués sur le front de l’Artois, dans la région française du Nord-Pas-de-Calais. Le site est le grand oublié de l’histoire de la Première Guerre, davantage focalisée sur Verdun (pour les Français et les Allemands) ou sur Ypres en Belgique (pour les Anglo-Saxons). Alors même que le département du Nord est celui qui a connu le plus de destructions pendant le conflit. Et que le nombre de morts violentes a atteint dans ce coin de mines et de terrils le seuil des 600 000.

Dire la mort de masse

Il y a bien 579 606 noms inscrits sur le nouveau mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette, un plateau situé entre Arras et Béthune. L’impressionnante taille de cette ellipse d’acier et de béton, d’un périmètre de 328 mètres, dit la mort en masse. La tuerie industrielle provoquée par les nouvelles armes de l’époque, ces mitrailleuses qui hachaient les chairs des poilus, des Feldgrauen, des Tommies, des Mates, des Suisses également, comme on le verra plus tard. Les grenades, les bombes, les gaz, la dysenterie, la folie aussi lorsqu’on reçoit sur la tête 2500 obus par jour, comme à un moment donné sur la crête voisine de Vimy, où s’est battu en 1915 Blaise Cendrars avec un extraordinaire courage.

Philippe Prost, l’architecte qui a conçu l’élégant anneau de mémoire, si léger, si peu morbide, a voulu la forme de l’ellipse pour suggérer l’image d’une ronde fraternelle entre les soldats. Si ces derniers s’étaient tous tenu la main, ajoute l’architecte, la boucle serait passée par Paris, Londres et Bruxelles. Philippe Prost, avec l’assentiment de l’Etat et de la région, qui ont financé l’œuvre pour 8 millions d’euros, a voulu que le mémorial soit horizontal. A l’opposé de la verticalité victorieuse de la tour lanterne de Notre-Dame-de-Lorette, qui veille sur la plus grande nécropole militaire de France (40 000 corps). L’horizontal, c’est l’équilibre et la chance d’une pérennité. Pas trop tout de même, connaissant la nature humaine: l’anneau repose pour 60 mètres sur du vide en raison de la déclivité du plateau à cet endroit-là. Soudain, la belle harmonie se fait fragile, rappelant que la paix l’est autant.

D’A Tet à Rodolph Zywitz

A l’extérieur, le ruban offre au regard un béton sombre, couleur de guerre. A l’intérieur, le contraste est total. Cinq cents feuilles d’acier doré prennent la lumière de l’Artois et la redonnent à l’espace central, où l’on marche à l’aplomb d’un cortège sans fin de noms, à l’image d’un anneau qui symbolise l’infini. Ils sont disposés par ordre alphabétique, en commençant par le Népalais A Tet et en finissant par l’Allemand Rodolph Zywitz. Pas de distinction de grade, de religion ni de pays, tant le monument dépasse l’habituelle identité nationale, voire nationaliste, des mémoriaux guerriers. Tous ces gars, qui avaient entre 20 et 30 ans, sont réunis dans une humanité commune.

L’ellipse aux 600 000 noms est rétive à l’expression comminatoire du «devoir de mémoire». Parce que la mémoire est un travail constant, pas un ordre venu d’en haut. Et que l’œuvre se veut contemporaine. Elle rend hommage à une Europe en paix depuis septante ans maintenant, une période pacifiée comme le Vieux Continent n’en avait pas connu depuis un millénaire. Elle invite à un nouveau récit de la guerre, à la fois individuel, apaisé et international. Rappelant au passage que la génération sacrifiée de 14-18, des deux côtés des tranchées, a été la première à savoir majoritairement lire et écrire, exigeant des tombes individuelles à ses supérieurs qui ne voulaient que des fosses communes.

Le mémorial revendique son statut d’œuvre d’art contemporaine dialoguant avec la nature environnante à renfort de technologies récentes, tel le béton de fibres à ultrahaute résistance, ou les câbles qui, de l’intérieur de la structure, mettent les voussoirs de l’ellipse asymétrique sous tension. Le monument, enfin, s’adresse depuis aujourd’hui à demain pour faire prendre la mesure aux générations futures de la dimension inouïe de la boucherie, pour l’appeler à la vigilance, lui donner une espérance de paix, l’encourager à la distance critique mais aussi la proximité affective. Et lui répéter encore et encore qu’il existe une seconde mort: celle de l’oubli.

Une ellipse, cinq continents

Comment établir une telle liste de noms, en provenance des principaux pays belligérants, mais aussi des anciennes colonies, à vrai dire des cinq continents? Les responsables ont demandé à la Commonwealth War Graves Commission de leur fournir les patronymes des soldats de l’empire tombés entre le 2 août 1914 et le 11 novembre 1918 dans la région de l’Artois et de la Flandre. La commission a envoyé une liste de 241 214 noms, rappelant que les Britanniques ont remplacé en 1916 dans la région les troupes françaises déplacées à Verdun. Plus précisément des Anglais, des Ecossais, des Gallois, des Irlandais, des Canadiens, des Sud-Africains, des Indiens, des Australiens, des Néo-Zélandais. Le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge a envoyé 173 876 noms. Le Ministère français de la défense a laissé les initiateurs du projet se débrouiller avec le 1,4 million de fiches qui enregistrent les «Morts pour la France» en 14-18. L’équipe menée par l’historien Yves Le Maner a ainsi dû, en une année, examiner une à une les fiches, retenant celles qui indiquaient un décès dans le Nord-Pas-de-Calais. Total: 106 012 noms.

Parmi les «Morts pour la France» dans l’Artois et ses environs, les combattants de la Légion étrangère qui réunissait, sous l’uniforme tricolore, une vingtaine de nationalités. Dont des centaines de Suisses, qui habitaient alors en France ou étaient venus sur place par idéal, par envie d’aventure, par tradition mercenaire, par envie de freiner un ennemi qui avait commencé sa guerre en envahissant un pays neutre (la Belgique) et pourrait faire de même avec un autre pays neutre. Des Romands ainsi que des Alémaniques, comme le note Blaise Cendrars dans La main coupée. L’écrivain chaux-de-fonnier s’est tiré, lui, vivant du désastre, certes avec le bras droit en moins, déchiqueté par une mitrailleuse allemande en septembre 1915 sur un autre front, en Champagne. Mais, auparavant, il avait participé à la fulgurante attaque, par son régiment de marche de la Légion, ainsi que des tirailleurs et des zouaves, de la crête stratégique de Vimy en mai 1915. Avant de devoir abandonner sa position, faute de renforts.

Combien de Suisses sont tombés à Vimy, à Lorette, dans la région? Selon l’historien Yves Le Maner, les noms d’une bonne cinquantaine de Suisses figurent sur le mémorial en ellipse. Il y en a certainement bien davantage, de ces Suisses tombés en Artois. Car ont été effacés de la mémoire les combattants dont la dépouille n’a jamais été retrouvée, rappelant que 30% des soldats morts pendant la Grande Guerre ont disparu à jamais. Quoi qu’il faille être prudent avec «jamais». Pendant les travaux de l’anneau nouveau, qui ont commencé au début de 2014, huit dépouilles de soldats ont été mises au jour. Sept Français et un Allemand. Plusieurs dizaines d’obus non explosés ont dû être désamorcés.

Voilà, au hasard de l’ordre alphabétique, un Alfred Pahud (qui était de Lausanne) ou un Jean Margot (de Sainte-Croix). Et ce Ramuz, avec son nom, d’où venait-il, quel âge avait-il, pourquoi était-il là? Tous sont gravés dans les 500 pages de ce grand livre métallique qui n’a ni début ni fin, chaque page faisant 3 mètres de hauteur et étant rédigée en petits caractères. Des dizaines et dizaines de Suisses.

Mais le 11 novembre, les représentants officiels de 70 pays ont assisté au côté de François Hollande à l’inauguration du Mémorial international de Notre-Dame-de-Lorette. Aucun diplomate suisse n’était présent.

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Aitor Ortiz
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