Enquête. Pour quelles raisons les quinquagénaires sont-ils écartés du marché du travail. Et comment Alain Berset envisage d’y remédier en abaissant le taux de cotisation du deuxième pilier à 13% dès 45 ans.
Cet emploi qu’il a retrouvé, c’est comme une renaissance. Henri Montavon semble gonflé à bloc, prêt à déplacer des montagnes depuis qu’il assume la direction commerciale de l’entreprise Assobois, à Delémont. Il présente fièrement les produits de cette menuiserie artisanale créée cet été: des ruches, des garde-mangers, des puzzles prêts à être écoulés sur les marchés de Noël. «Notre pari n’est pas gagné, mais nous avons déjà des commandes nous assurant du travail pour le premier trimestre de 2015.»
Assobois, imaginée par un groupe de chômeurs, l’Association des 50 ans et plus, n’est pas une entreprise comme les autres: elle joue à fond la carte de l’économie sociale et solidaire. Déjà, elle rémunère tous ses employés 4000 francs bruts par mois, sans 13e salaire, et renonce à tout profit autre que celui lui permettant de se développer. Surtout, elle n’engage que des chômeurs de plus de 50 ans. Enfin, elle privilégie la région, dans sa production comme dans son approvisionnement, en n’achetant son bois qu’en Suisse, alors qu’à l’étranger il est souvent cinq fois moins cher.
De nombreux patrons et responsables de ressources humaines (RH) devraient faire un saut à la rue Saint-Georges, en pleine zone industrielle de la capitale jurassienne. Ils y découvriraient une autre réalité que celle qu’ils imaginent trop souvent. Certes, Assobois n’occupe qu’une poignée de collaborateurs: deux personnes à plein temps et deux à 50% notamment. «Mais ces anciens chômeurs qu’on avait mis au rebut de la société font preuve d’un enthousiasme extraordinaire. Ils savent que la survie de la société dépend d’eux, alors ils s’impliquent et travaillent parfois le week-end. Ils ont retrouvé leur dignité», déclare Emmanuel Martinoli, un médecin de 74 ans à la retraite qui a cru en l’idée d’Assobois et en détient la moitié du capital social.
Un potentiel inexploité
Henri Montavon ne le cache pas, il revient de loin. Quatre ans de traversée du désert, un douloureux burn-out, l’humiliation du chômage, quelque 400 postulations sans suite. Heureusement que la famille était là pour le soutenir. Ce nouvel emploi chez Assobois l’a transfiguré. «Je veux prouver que des chômeurs sont compétents, qu’ils méritent un salaire décent et qu’il est faux de les pousser sur une voie de garage.»
Les travailleurs âgés: on ne parle plus que d’eux ces derniers temps. L’approbation surprise de l’initiative UDC «Contre l’immigration de masse», qui privilégie le recours à la main-d’œuvre indigène, a provoqué un brutal réveil des consciences. Depuis le 9 février, le ministre de l’Economie Johann Schneider-Ammann multiplie les interventions pour souligner qu’ils constituent un potentiel largement inexploité de 93 000 personnes. Et qu’il compte beaucoup sur eux pour combler l’actuelle pénurie de main-d’œuvre qualifiée.
Beau discours que voilà, qui devrait laisser entrevoir un avenir radieux pour les seniors. Ce d’autant plus qu’une récente étude de l’OCDE montre que la Suisse affiche un taux d’activité de 70,5% des personnes de plus de 55 ans, ce qui la place en cinquième position des 34 pays industrialisés appartenant à cette organisation. En septembre dernier, le taux de chômage de cette classe d’âge y est même inférieur à la moyenne nationale, de 3%.
Mais ces statistiques se révèlent trompeuses, de l’aveu de ceux qui vivent la réalité impitoyable du marché du travail. Certains sans-emplois, pour lesquels le chômage débouche sur des problèmes psychiques, sont pris en charge par l’AI. D’autres tentent une fuite en avant en se lançant en indépendant, avec le risque de perdre entre 20 et 70% de leur revenu suivant les mois, selon leurs témoignages à L’Hebdo. On peut ainsi affirmer que, pour les chômeurs âgés, la situation s’est péjorée en Suisse. Le rapport de l’OCDE le confirme d’ailleurs sur un point: ceux-ci forment désormais 58% des chômeurs de longue durée – soit plus d’un an –, contre 40% seulement voilà une décennie.
«Perdre son emploi à 50 ans peut être un facteur de paupérisation. Les durées de chômage s’allongent sensiblement à partir de cet âge», note Roger Piccand, chef du Service de l’emploi du canton de Vaud: 151 jours chez les 25-29 ans, 203 jours chez les 35-39 ans, puis 301 jours chez les 55-59 ans, et même 433 jours chez les 60 ans et plus.
La tendance n’est pas nouvelle, mais elle s’accentue, s’inquiète Blaise Matthey, directeur de la Fédération des entreprises romandes (FER). «Dans l’ensemble, les patrons jouent le jeu et conservent leur main-d’œuvre expérimentée. Mais, à l’engagement, je ressens comme un plafond de verre qui touche les travailleurs de 50, voire 45 ans déjà. Cette limite, aussi inacceptable qu’artificielle, ne repose sur rien de fondé», dénonce-t-il.
Une classe d’âge discriminée
Dans les offices régionaux de placement (ORP), on tire aussi la sonnette d’alarme. Non seulement la durée du chômage s’accroît avec l’âge, mais le phénomène touche désormais des gens bien formés, constate Bernard Amoureux, conseiller en personnel à l’ORP de l’Ouest lausannois. Par exemple, un bio-informaticien très pointu ou un responsable de la sécurité, tous deux remerciés par des compagnies internationales, des employés qui touchaient un revenu de 150 000 francs par an, voire plus.
Pour ces quinquagénaires, l’âge est un handicap souvent rédhibitoire. «Jamais un chef de RH n’avouera qu’il n’engage pas quelqu’un parce qu’il est trop âgé. Mais nombreux sont ceux qui jettent les dossiers des plus de 50 ans à la poubelle, même si l’OCDE estime qu’une telle discrimination est inadmissible», confie-t-on dans un autre ORP romand. De plus en plus, les PME confient le recrutement d’un nouveau collaborateur, en mentionnant un âge dans le profil souhaité, à des agences spécialisées qui, ensuite, leur proposent un choix restreint de deux ou trois candidats. Très rares sont les quinquas figurant sur une telle short list.
Trop âgé, trop cher, trop qualifié, trop fatigué, trop rigide. De quels a priori n’affuble-t-on pas les travailleurs seniors? Les chômeurs qui se sont confiés à L’Hebdo, presque toujours sous le couvert de l’anonymat, ont tout entendu. Par la bande, toujours. Une aide-infirmière de l’arc jurassien, âgée de 60 ans, avait quasiment décroché un emploi dans un EMS après un entretien d’une heure et demie qui s’était bien déroulé avec son directeur. «Lorsqu’il a su mon âge, il a presque changé de couleur. Il a pris conscience de la lourdeur de mon deuxième pilier et du fait
que j’aurais droit à six semaines de vacances.» Plus tard, cette chômeuse apprendra qu’il a préféré engager une personne plus jeune.
Entre chiffres et Réalité
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la position de cadre change peu à l’affaire. En témoigne l’histoire de cet ingénieur de 58 ans qui travaillait dans une entreprise lémanique de 400 personnes en tant que responsable de l’achat et de la maintenance des machines. En juin 2013, c’est le choc: d’un jour à l’autre, son service est dissous. Depuis, il a multiplié les postulations, environ 300, qui ont débouché sur une vingtaine d’entretiens. Sans emploi à la clé jusqu’à présent. Son salaire de 11 000 francs par mois et les charges du deuxième pilier sont dissuasifs.
«Dans un canton frontalier comme le mien, la concurrence est très rude. Il y avait d’ailleurs 25 Français et deux Suisses dans mon ancien service.» Aujourd’hui, même si ce cadre remue ciel et terre pour retrouver un emploi, il lui arrive de songer à l’exil et à vendre sa maison.
Souvent, le licenciement survient comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Dans une PME neuchâteloise, une responsable des RH et de la comptabilité a reçu son congé durant ses vacances. L’arrivée d’un nouveau directeur lui a été fatale. Celui-ci a prétexté une redéfinition du profil de son poste pour se justifier. En fait, en engageant sa remplaçante, il a supprimé le statut de cadre et réduit son salaire de près de 3000 francs par mois. Depuis son licenciement, voilà quatre mois, cette femme de 55 ans vit les affres du chômage. «J’ai beau être bilingue et expérimentée, j’ai rarement l’occasion de me présenter à un employeur pour défendre réellement mes chances. Sur dossier, on m’estime soit trop âgée, soit trop chère ou encore trop qualifiée.» Complètement désécurisée, mais prévoyante, elle a décidé de chercher un appartement plus modeste. «Hélas, lorsque vous êtes au chômage, vous n’en trouvez pas.»
Les chiffres du chômage ne reflètent cependant pas les drames humains que vivent certains quinquagénaires. L’Hebdo en a rencontré deux. L’un, Blaise Margraitner, a accepté de témoigner à visage découvert. Ce journaliste biennois de 60 ans a été licencié de la radio régionale dont il était l’un des responsables depuis dix ans. C’est le début d’un cercle vicieux, d’un déclin apparemment inexorable. Sa quête vaine d’un nouvel emploi le mène à la dépression et à l’alcoolisme. «J’ai commencé à picoler lorsque je suis arrivé en fin de droit», raconte-t-il. Il le fait d’abord à l’insu de sa femme et de ses enfants mais, en 2010, son couple finit par éclater. Il a aujourd’hui un tant soit peu redressé la barre, ayant arrêté de boire après plusieurs séjours en clinique. Souffrant toujours de dépression, il touche désormais une pleine rente AI. «Comme j’ai déjà perçu mon deuxième pilier, je m’en sors sans faire de folies.»
Un ancien fonctionnaire de 53 ans, titulaire de deux brevets fédéraux en marketing et en publicité, a connu la même dérive après avoir été licencié en 2011. De santé fragile, il était devenu le maillon faible de l’équipe, dont le chef, ambitieux, s’est séparé pour maintenir le meilleur rendement possible dans son groupe. Il postule alors pour des emplois de 30 à 50%, requérant moins de qualifications qu’il n’en a. Toujours en vain. «Les entreprises ne voyaient que mes faiblesses, en ignorant mes compétences et mon expérience dans les métiers de la communication», déplore-t-il. Au bénéfice d’une rente partielle AI, il travaille désormais à 25% pour une organisation de bienfaisance.
Des mesures pour rebondir
Parmi ces femmes et ces hommes, dont beaucoup ont occupé des postes à responsabilités, certains parviennent à s’extraire de la spirale négative du chômage de longue durée. Les uns grâce à l’allocation d’initiation au travail de l’assurance-chômage. Elle prend à sa charge 50% du salaire d’un chômeur en fin de droit de plus de 50 ans embauché par une entreprise. D’autres grâce au soutien à l’activité indépendante (SAI) introduit par le canton de Vaud, une mesure destinée à ceux qui se sentent une âme d’entrepreneur. C’est l’association Genilem qui évalue leur demande. En 2013, 70% des chômeurs ayant fait une requête ont réussi à trouver un emploi ou à lancer leur entreprise, parmi lesquels quelques quinquagénaires. A l’exemple de cet ancien pédiatre reconverti dans les affaires médicales à l’âge de 57 ans.
Lorsque son entreprise, une biotech lémanique, l’a remercié, en juillet 2013, il a décidé de lancer son propre bureau de conseil. Sa démarche est en bonne voie. «Mes trois premiers contrats sont quasiment sous toit et je compte retrouver mes revenus d’antan d’ici à un an», estime-t-il. Mais même pour cet ex-chômeur au profil hyperpointu, car spécialisé dans les maladies rares, la reconversion n’est pas facile. Durant un an, il a vécu sur ses réserves et a dû investir plus de 150 000 francs dans son nouveau bureau de conseil.
Malgré ces destins brisés, le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) refuse de dramatiser la situation. «En Suisse, les conditions restent bonnes pour les travailleurs les plus âgés», assure Boris Zürcher, chef de la division du travail au Seco. Il ne faut pas oublier que la population vieillit et qu’il y a ainsi plus de seniors sur le marché du travail. «La Suisse affiche le taux de fidélité des employés le plus élevé de tous les pays de l’OCDE. C’est dire que les entreprises font tout pour garder leurs seniors.» Ce qui tendrait à confirmer leur frilosité à l’embauche. Les sociétés contactées par L’Hebdo plaident pourtant non coupables.
«De manière générale, nous ne prenons pas l’âge des postulants en compte. Les entreprises ne devraient pas faire figurer de limite d’âge dans une offre d’emploi, car cela constitue une forme de facteur discriminant», affirme Ludmila Heitz, responsable du recrutement des collaborateurs aux Transports publics de la région lausannoise (TL), qui engagent entre 60 et 80 nouveaux conducteurs par an. Pour chacun d’entre eux, en fonction de leur expérience préalable, les TL organisent une formation coûtant entre 15 000 et 50 000 francs. On peut dès lors supposer qu’ils ne vont pas engager une personne plus ou moins proche de la retraite. Quoi qu’il en soit, cette entreprise affiche un taux d’ancienneté respectable de douze ans par employé, un indicateur qui parle en sa faveur.
Il ne faut pas se le cacher. L’entrée en vigueur progressive de la libre circulation des personnes (LCP), dès 2002, constitue un handicap supplémentaire pour les travailleurs âgés. Certes, elle a dopé la croissance de l’économie helvétique et permis la création de quelque 500 000 emplois en dix ans. Pourtant, si l’économie continue à recruter, elle le fait sans puiser dans le réservoir des seniors, souvent insuffisamment formés selon elle. «La formation continue a été une victime collatérale de la LCP, qui a, de plus, souvent constitué une solution de facilité pour les entreprises, surtout en zone frontalière», déplore Jacques-André Maire, vice-président de l’association faîtière Travail Suisse.
Le combat politique
Pour combler les déficits actuels en matière de qualifications, Travail Suisse propose alors de débloquer 80 millions de francs afin de subventionner notamment des compléments de formation pour des travailleurs sans titre reconnu. La bataille sera rude au Parlement. Au sein du département de Johann Schneider-Ammann, on considère cette démarche d’un œil sceptique. «Le perfectionnement professionnel est du ressort de la responsabilité individuelle, celle de l’employeur comme de l’employé. En Suisse, on ne compte pas toujours sur l’Etat, c’est un des facteurs de notre succès», souligne Boris Zürcher au Seco.
De son côté, le Département de l’intérieur d’Alain Berset s’apprête à annoncer des mesures pour favoriser le maintien ou la réintégration des travailleurs âgés sur le marché. Dans le cadre de l’énorme chantier de la réforme simultanée de l’AVS et de la prévoyance professionnelle, il propose de lisser les taux de cotisation du deuxième pilier, ce handicap si souvent invoqué pour ne plus engager de seniors. Ce taux augmenterait une dernière fois à l’âge de 45 ans pour atteindre un plafond de 13%, au lieu des 15%, puis même 18% (dès 55 ans actuellement).
«C’est une réforme intelligente qui va dans la bonne direction», note Blaise Matthey, tout en glissant qu’il avait déjà fait cette proposition il y a quinze ans, alors qu’il siégeait au sein de la Commission fédérale de la prévoyance professionnelle. «On ne peut pas se permettre le luxe de gaspiller cette main-d’œuvre expérimentée, d’autant plus que changer de personnel n’est pas bon marché. Chaque poste à remplacer coûte des dizaines de milliers de francs, notamment en formation.»
Les patrons en sont-ils vraiment conscients? A Delémont, Henri Montavon n’en est pas sûr. Lui, en tout cas, il est prêt à faire mentir tous les clichés sur les travailleurs âgés: «A Assobois, je m’engage à 250%. C’est le défi de ma vie.»
Collaboration Catherine Bellini
Les services, secteur le plus dur envers les seniors
La Suisse comptait 32 000 chômeurs de plus de 50 ans à fin octobre 2014. Les branches qui se séparent le plus de leurs seniors sont le commerce, l’entretien et la réparation d’automobiles (4400), l’hôtellerie et la restauration, ainsi que la santé et l’action sociale (2800). Certains chiffres concernant la durée de ce chômage donnent le vertige. Selon les statistiques du Service de l’emploi du canton de Vaud, elle atteint plus de 350 jours, soit 50 semaines, dans les deux premiers secteurs cités. La situation est encore plus grave dans l’électrotechnique et l’électronique (440 jours) et dans l’industrie du papier et l’imprimerie (530 jours). Piètre consolation: les chômeurs y sont beaucoup moins nombreux, ne se comptant que par dizaines. MG