Enquête. A peine entré en fonctions, le président de la Commission européenne est rattrapé par les modèles d’optimisation fiscale qu’offre le Luxembourg depuis le temps où il y occupait des fonctions gouvernementales.
Nikolaus Blome, Christoph Pauly, Gregor Peter Schmitz, Christoph Schult
La semaine dernière, les médias ont révélé, d’une manière plus détaillée que jamais, comment le Luxembourg se mettait au service des sociétés peu enclines à payer des impôts normaux. Les procédures, en général bricolées en commun, attiraient dans le grand-duché des multinationales qui, sans cela, n’y auraient jamais mis les pieds. A l’inverse, ces dernières rapportaient au Luxembourg des ressources fiscales dont il n’aurait jamais pu rêver. C’était du gagnant-gagnant. Mais au détriment d’autrui, au détriment de l’idéal européen. Car dans leur pays d’origine, là où ils produisent et vendent pour l’essentiel, ces grands groupes ne paient souvent plus d’impôts grâce aux astuces luxembourgeoises.
Gouverné pendant près de dix-neuf ans par Jean-Claude Juncker, le petit Luxembourg a donc joué un vilain tour à ses grands voisins de l’UE. «Mais tout le monde était au courant», lâche un ministre allemand en haussant les épaules. Les ruses fiscales luxembourgeoises étaient parfaitement légales: «Qu’y a-t-il de neuf dans ce propos?»
Ce qu’il y a de neuf? Ce n’est pas la bonne question. Ce serait plutôt: un certain comportement doit-il être politiquement évalué différemment entre un chef de gouvernement qui défend ses intérêts nationaux et un président de la Commission de l’UE, dite aussi «gardienne des traités»? La réponse est oui. C’est là que se situe le problème politique de Jean-Claude Juncker. Et il le sait.
En tant que chef du gouvernement, Juncker a fait du Luxembourg un paradis fiscal, pour le plus grand bien-être du mini-Etat. Il a freiné les tentatives de faire la lumière sur son administration fiscale (il a aussi été longtemps ministre des Finances). En 2004, quand les sociaux-démocrates ont rejoint Juncker au gouvernement, un groupe de travail a été prévu dans le contrat de coalition. Il était censé comparer les pratiques fiscales contestées du Luxembourg avec les standards internationaux puis «élaborer des propositions ciblées». Cependant, le groupe de travail n’a jamais vu le jour.
Avantage concurrentiel illicite
En 1997 déjà, sous la présidence Juncker, les Etats de l’UE avaient décidé d’un «code de comportement pour l’imposition des entreprises» afin d’endiguer «les mesures fiscales dommageables». Un code qui n’avait rien d’impératif. La Commission de l’UE ne peut sanctionner des modèles fiscaux que s’ils constituent une aide financière illicite de l’Etat, de nature à entraîner une distorsion de la concurrence dans le marché intérieur. Mais l’Autorité de la concurrence de la Commission n’a pas pu compter sur l’aide de Jean-Claude Juncker quand elle s’est mise à analyser l’usine à gaz fiscale luxembourgeoise. Ce n’est que lorsqu’il a perdu son poste, en décembre 2013, que Joaquín Almunia, commissaire à la Concurrence, a reçu des réponses à 22 questions portant sur des arrangements fiscaux douteux.
Dans deux dossiers, la Commission est assez sûre que le Luxembourg a accordé une aide étatique interdite. C’est pourquoi, dans les cas des filiales luxembourgeoises du commerçant en ligne Amazon et du constructeur italo-américain Fiat Chrysler, elle a ordonné une «enquête plus approfondie». A en croire les premiers résultats, ces deux groupes ont bénéficié d’une réponse positive et précise sur ce que les charges fiscales de leurs sociétés luxembourgeoises seraient à l’avenir.
Dans une lettre de 30 pages, Joaquín Almunia montre pourquoi le groupe Fiat fait transiter depuis des années ses flux financiers vers le complaisant Luxembourg, dont les autorités fiscales ont apparemment accepté en 2012 un modèle d’optimisation conçu sur mesure pour Fiat par l’auditeur KPMG. Puis Fiat Finance and Trade (FFT), sis au Boulevard Royal, non loin du quartier des ministères de Luxembourg, a été informé le 3 septembre 2012 de la décision d’imposition pour les exercices 2012 à 2016. Fiat a ainsi connu à l’avance le montant de ses modestes impôts: selon les calculs du commissaire Almunia, FFT s’est vu garantir un revenu imposable entre 2,3 et 2,8 millions d’euros, indépendamment de son chiffre d’affaires. Cela correspond à une charge fiscale moyenne de 732 000 euros, un montant ridiculement bas.
La conclusion de Joaquín Almunia, dans sa lettre, est abrupte: les autorités financières luxembourgeoises ignorent «la réalité économique» de l’entreprise, il n’y a «aucune logique fiscale» dans cette affaire. Autrement dit, le Luxembourg a accordé à Fiat un avantage concurrentiel illicite. Ce que FFT conteste.
Succédant à Almunia au poste de commissaire à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager ne manquera pas de lui emboîter le pas. Elle devra aussi vérifier l’arrangement fiscal concocté par l’auditeur PwC pour de multiples grands groupes comme l’allemand E.ON, Deutsche Bank ou l’américain Heinz. Ont-ils pu arriver à leurs fins sans l’approbation ou l’aide active de Jean-Claude Juncker?
Clarifications exigées
En ce moment, personne ne semble prêt à voler officiellement à son secours. «Ces révélations sont un coup qui atteint durement la réputation du Luxembourg», s’est écrié le ministre des Affaires étrangères du grand-duché, Jean Asselborn. Le nouveau gouvernement entend rendre le système plus transparent, promet-il. Il a d’ailleurs approuvé la directive européenne sur l’échange automatique d’informations. «Le Luxembourg ne doit pas être un pays qui souhaite la bienvenue aux sociétés rechignant à payer leurs impôts. Nous ne sommes plus disponibles pour de telles combines», a-t-il ajouté.
Au Parlement européen, les révélations de la presse suscitent le tumulte. Son président Martin Schulz a demandé une clarification des reproches. Sans parler de la gauche qui s’étrangle d’indignation, même les libéraux qui ont en majorité élu Juncker prennent de la distance. A ce jour, une destitution paraît invraisemblable. Mais le danger menace au sein même de la Commission: si le Luxembourg était convaincu d’avoir pratiqué des aides étatiques illicites, il vivrait avec le stigmate d’avoir violé des années durant le droit européen. «Il ne le supporterait guère», pense un de ses compagnons de route.
Les juristes de l’UE sont déjà en train de vérifier si le retrait du président de la Commission entraînerait forcément la démission des 27 autres commissaires.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy