Interview. A quelques jours de la finale de la Coupe Davis, Federer et Wawrinka se sont livré une bataille qui a laissé des traces. L’analyse du psychologue Mattia Piffaretti.
Propos recueillis par Stéphane Gobbo
Une semaine avant une finale de Coupe Davis que la Suisse attend depuis plus de vingt ans, Roger Federer et Stanislas Wawrinka s’affrontent en demi-finale du Masters, tournoi de fin de saison qui réunit les huit meilleurs joueurs du circuit. La bataille est homérique et se conclut par une victoire sur le fil du Bâlois. Peu après, le Vaudois se montrait très éprouvé en conférence de presse. Et voilà que le lendemain Federer déclare forfait pour la finale qui devait l’opposer à Novak Djokovic. Et la Suisse entière de trembler. Comment gérer autant de pression? Les réponses du psychologue du sport Mattia Piffaretti.
Stanislas Wawrinka a perdu la demi-finale du Masters après une lutte qui l’a vu galvauder plusieurs balles de match. Est-ce plus dur de perdre dans ces conditions que de subir une nette défaite?
C’est difficile de donner une réponse précise à cette question, mais en général, ce que je constate par rapport aux champions tels que Federer et Wawrinka, c’est que tout est finalement question d’attribution. Qu’est-ce qu’on fait de la défaite, de l’échec? Et à ce niveau-là les sportifs ont tendance à se l’expliquer en l’attribuant à une cause qui est sous leur contrôle. Par exemple des occasions galvaudées pour telle ou telle raison, mentale ou physique, ou un manque de lucidité. Dans la mesure où ils sont capables de faire ce type d’attribution, ils sauront comment s’y prendre pour s’améliorer. A maintes reprises, j’ai pu constater dans leurs interviews que Federer et Wawrinka ont cette capacité à identifier ce qui les a fait perdre. Vu que Wawrinka a été tellement près de cette victoire, je pense que dans son analyse il va se focaliser sur des détails qui n’ont pas été bien négociés.
Et qu’en est-il de la dimension humaine liée au fait que les deux joueurs sont amis et que leur match avait un côté fratricide?
Un joueur de tennis apprend très tôt à se caler dans le rôle d’un joueur de tennis. Un rôle qui est inclus dans une identité beaucoup plus large, qui peut être celle du frère ou de l’ami. Et je dis très tôt parce que, dans les tournois régionaux déjà, il peut se retrouver contre un copain de club. C’est un apprentissage que de réussir à faire la distinction entre le niveau sportif, où l’on est rivaux, et la dimension affective. La capacité du joueur à se caler dans cette identité sportive est importante, mais il faut faire attention à ne pas la laisser prendre le dessus. Car on peut alors se retrouver dans des situations en effet difficiles, où parce qu’on joue contre un copain ça devient particulièrement douloureux, avec des implications affectives très grandes, de perdre ou de gagner.
Le match a été perturbé par un incident entre Wawrinka et l’entourage de Federer, ce qui aurait conduit à une explication aux vestiaires entre les deux hommes. Peut-on imaginer que, malgré l’amitié qui les lie, il y ait entre eux une vraie rivalité?
On en revient à cette capacité de jongler du rôle de sportif à celui d’ami. Et, à ce niveau-là de professionnalisme, l’un n’exclut pas l’autre. Mais, au-delà de cette opposition entre le clan Federer et le clan Wawrinka, il ne faut pas oublier la fantastique influence positive réciproque des deux joueurs. Si Wawrinka est là aujourd’hui, c’est grâce à un modèle comme Federer, et si Federer est revenu à un meilleur niveau, c’est peut-être aussi grâce à cette percée de Wawrinka. Ils ont appris à vivre leur compétitivité de manière positive.
Néanmoins, lorsque Wawrinka entend la femme de Federer lui lancer «Cry baby, cry» à une semaine de la finale de la Coupe Davis, il a de quoi être déstabilisé. Il y a carrément un côté tragédie grecque dans cet incident…
Cela peut le déstabiliser s’il se laisse déstabiliser. Encore une fois, c’est une question d’attribution. Un joueur doit être en mesure de se sentir en contrôle et en pleine responsabilité de sa pensée et de sa concentration. Même si à un moment donné il y a eu une provocation extérieure, et qui est à quelque part de mauvais goût, il doit être capable de se dire: «Je suis responsable de ma pensée et de ma concentration, et même si c’est difficile je suis en mesure de me focaliser sur l’essentiel.»
Le lendemain de cet affrontement, Wawrinka voit Federer déclarer forfait pour une finale de Masters qu’il a bien failli disputer. Un tel retournement a-t-il pu amplifier la douleur de la défaite?
C’est difficile à dire. La question qui se pose, c’est: est-ce que Federer avait déjà mal pendant la demi-finale et qu’il a quand même décidé de continuer? Mais ce sont des spéculations, et ce qui compte dans cette situation, c’est ce qu’il a fait, à savoir mettre en avant la santé par rapport à la performance. Comment un joueur peut-il renoncer à une finale de Masters? C’est juste extraordinaire de faire cela. Et au nom de quoi l’a-t-il fait? De sa santé, mais peut-être aussi d’un événement qu’il considère comme prioritaire et historique, qui est celui d’une finale de Coupe Davis. Finalement, le signal qu’il envoie peut être positif par rapport à ses objectifs et au modèle qu’il donne aux jeunes. Il a osé dire: «J’ai mal et je renonce à une des compétitions les plus importantes de ma carrière au nom de ma préparation et de ma santé.» C’est un acte très fort, qui vaut la peine d’être salué, même si Wawrinka a pu ressentir des regrets.
On pensait que ce forfait aurait pu ébranler le moral de l’équipe suisse de Coupe Davis. Or, on a plutôt l’impression que celle-ci s’est au contraire ressoudée…
Dans le sport de compétition, savoir rebondir face à des événements inattendus est un défi constant. Ce serait «trop facile» que tous les objectifs soient facilement réalisés. Je ferais peut-être un parallèle avec une autre blessure au dos qui a fait couler beaucoup d’encre cette année. Celle de Neymar durant la Coupe du monde de football, et qui a fait s’effondrer toute l’équipe du Brésil. J’ose croire que cela ne se produira pas pour la Suisse et, comme vous le dites, je pense en effet que ça pourrait même amener une plus grande solidarité.