Interview. A 91 ans, le plus célèbre et controversé secrétaire d’Etat américain aux Affaires étrangères a écrit un nouvel ouvrage sur les crises actuelles et les limites de la super-puissance américaine. Rencontre à New York.
Propos recueillis par Erich Follath et Juliane von Mittelstadt
Autant son intelligence pénétrante est incontestée, autant sa réputation en politique est controversée. Henry Kissinger fut un des responsables des bombardements sur le Vietnam, le Cambodge et le Laos, qui ont coûté la vie à des dizaines de milliers de civils. Il a soutenu le putsch contre Salvador Allende au Chili et on sait depuis quelques semaines qu’il avait planifié une attaque contre Cuba, empêchée seulement par la victoire de Jimmy Carter à la présidentielle de 1976. Pourtant, il est toujours resté à la Maison-Blanche un hôte apprécié pour ses conseils.
Où que l’on regarde, il n’y a que guerres, catastrophes, chaos. Le monde est-il devenu fou?
On dirait. Le chaos nous menace par le biais de la prolifération d’armes de destruction massive et du terrorisme international. Des régions entières comme la Libye échappent à tout contrôle. L’Etat, en tant qu’élément essentiel de l’ordre mondial, est attaqué de toutes parts. En même temps – c’est le paradoxe –, on peut parler pour la première fois aujourd’hui d’un ordre mondial.
Comment ça?
Dans l’histoire, il n’y a eu que des ordres régionaux. Aujourd’hui, les diverses parties de la planète peuvent agir ensemble pour la première fois. Cela rend indispensable un nouvel ordre pour un monde globalisé. Toutefois, il n’y a plus de règles communément acceptées, mais seulement la vision de la Chine, celles du monde islamique, de l’Occident, des Russes. Et ces conceptions ne sont pas compatibles.
Prenons un exemple concret: comment devrions-nous réagir à l’annexion de la Crimée? Craignez-vous qu’à l’avenir les frontières ne soient plus intouchables?
Oui, mais la Crimée n’est qu’un symptôme, elle n’est pas la cause. Et elle constitue un cas particulier: l’Ukraine a longtemps appartenu à la Russie même si, par principe, on ne peut pas accepter qu’un Etat s’approprie une province de son voisin. Reste que ça n’a rien à voir avec l’invasion de la Tchécoslovaquie par Hitler.£
Pourquoi?
Poutine a dépensé des dizaines de milliards de dollars pour ses Jeux olympiques de Sotchi. La Russie voulait se présenter comme une nation avancée, tournée vers l’Occident et sa culture. Il n’y a aucun sens à ce que, quelques semaines plus tard, Poutine s’empare de la Crimée et entreprenne une guerre contre l’Ukraine. Pourquoi l’a-t-il fait?
Vous attribuez à l’Occident une coresponsabilité dans cette escalade?
Exactement. L’Europe et l’Amérique n’ont pas compris la signification des événements qui ont débuté avec les négociations sur les relations économiques entre l’Ukraine et l’UE, et culminé avec les manifestations de Kiev. Cela aurait dû être un élément de dialogue avec la Russie. Je ne dis pas pour autant que la réaction de Poutine a été adéquate.
Les relations avec la Russie sont plus tendues que jamais. Une nouvelle guerre froide menace?
C’est un risque que nous ne pouvons ignorer. Une réédition de la guerre froide serait une tragédie. Si un conflit peut être évité sur des fondements aussi bien moraux que sécuritaires, alors nous devons l’éviter.
Aurait-il fallu s’abstenir de sanctions à la suite de l’annexion de la Crimée?
L’Occident ne pouvait accepter l’occupation de la Crimée. Mais personne n’a encore proposé un plan concret de restitution. Nul ne veut se battre pour l’est de l’Ukraine. Or, nous ne pouvons nous accommoder de la situation et, en droit international, nous ne devons pas considérer la Crimée comme une région russe.
Faudrait-il lever les sanctions, même sans concessions russes?
J’ai un problème avec les sanctions, surtout contre les personnes: nous publions des listes de gens dont nous gelons les comptes, qui ne peuvent plus voyager. Et après? Comment mettre fin aux sanctions? Retirons-nous l’un ou l’autre de la liste, et alors pourquoi celui-ci et pas celui-là? Quand on commence quelque chose, il faut toujours se demander comment on finit.
Cela vaut aussi pour Poutine, qui s’est fourré dans une impasse. Agit-il par force ou par faiblesse?
Il agit par faiblesse stratégique et le camoufle en force stratégique.
Comment devons-nous alors le traiter?
Nous devons garder à l’esprit que nous avons besoin de la Russie pour résoudre d’autres crises, notamment le conflit sur le nucléaire avec l’Iran et la guerre civile en Syrie. C’est prioritaire. Bien sûr que l’Ukraine doit rester un Etat indépendant, libre de conclure des alliances économiques. Mais il n’existe pas de droit à faire partie de l’OTAN. On le sait: jamais l’OTAN ne voterait unanimement pour l’intégration de l’Ukraine.
Mais nous ne pouvons pas dire aux Ukrainiens qu’ils ne sont pas libres de choisir leur destin.
Pourquoi pas? L’Amérique ne peut rien dicter. Mais, en ce qui concerne l’OTAN, elle a un droit de regard sur une décision qui est prise à l’unanimité. La chancelière allemande s’est exprimée semblablement.
Les Etats-Unis sont divisés, l’agressivité du débat politique interne n’a jamais été aussi forte. La superpuissance est-elle encore en mesure d’agir?
Je me fais aussi du souci à ce propos. Naguère, il y avait nettement plus de coopération entre les deux grands partis.
Et le président Obama vient de perdre la majorité au Sénat.
Formellement, c’est vrai. Mais en même temps il est désormais libre de défendre le programme qu’il croit juste. Tout comme le président Harry Truman entre 1946 et 1948, qui a lancé le plan Mar-shall après avoir perdu la majorité dans les deux Chambres.
La prochaine présidentielle est bientôt là. Hillary Clinton serait-elle une candidate appropriée?
Hillary est une amie et je pense qu’elle serait une présidente forte. Mais de manière générale je suis d’avis qu’un changement de gouvernement vaudrait mieux pour le pays. Encore que nous, les Républicains, devrions trouver un candidat convaincant.
Vous écrivez qu’un nouvel ordre doit naître mais ne doit pas être imposé. Que voulez-vous dire?
Cela signifie que les Etats-Unis restent irremplaçables sur la scène mondiale, pas leur force et leurs valeurs. On est une superpuissance quand on est fort, mais aussi intelligent et résolu. Mais aucun Etat n’est assez fort et intelligent pour créer un ordre mondial tout seul.
Jugez-vous l’actuelle politique étrangère américaine intelligente et résolue?
A la différence de l’Europe, nous croyons en tout cas que nous pouvons changer le monde, pas seulement à l’aide du soft power, mais, en cas de nécessité, par les armes. Les cinq guerres que l’Amérique a menées depuis la Deuxième Guerre mondiale ont été approuvées par une majorité de la population. L’engagement contre le pseudo-Etat islamique a aussi son soutien. Mais la question est: que se passera-t-il si le conflit s’éternise? Il faut être au clair sur ce qu’on veut avoir obtenu à la fin des combats.
L’objectif ultime ne devrait-il pas être la protection des civils en Irak et en Syrie?
Je ne crois pas que la crise syrienne se résume à un infâme dictateur qui massacre une population sans défense et que, lorsqu’il sera parti, la démocratie naîtra. Ce qui se passe est en partie un conflit multiethnique, en partie un soulèvement contre les structures vieillies du Moyen-Orient, en partie une rébellion contre le gouvernement. Si l’on pense pouvoir régler tous ces problèmes et qu’on est prêt à consentir des sacrifices, alors oui, on peut y aller. Cela comporte cependant une occupation durable. Voyez ce qui s’est passé en Libye. Nous n’étions pas prêts à combler le vide de pouvoir. La Libye est devenue un Etat failli et un dépôt d’armes pour toute l’Afrique.
En Syrie, c’est pareil. L’Etat s’effondre, des organisations terroristes règnent sur une bonne partie du pays. Une intervention ne se justifiait pas en soi?
Ma vie durant, j’ai presque toujours été partisan d’une politique étrangère active, mais il y faut des partenaires fiables. Or, ils manquent à l’appel.
Comme au temps du Vietnam. Vous regrettez votre politique agressive d’alors?
J’ai écrit un livre et plusieurs chapitres de mes mémoires à ce sujet. N’oubliez pas que le gouvernement que je servais avait hérité de cette guerre. L’administration Johnson avait envoyé là-bas un demi-million de soldats. Nixon les a retirés peu à peu. J’ai fait ce que moi et mes collègues nous jugions juste. En ce qui concerne mes choix stratégiques, j’ai agi en mon âme est conscience.
A la fin de votre livre figure une phrase que l’on peut comprendre comme une autocritique. Vous dites que lorsque vous étiez jeune vous vous pensiez capable d’écrire l’histoire. Et qu’aujourd’hui vous êtes devenu plus modeste.
J’ai appris que l’on pouvait rendre compte de l’histoire, mais pas l’annoncer. Reconnaître qu’on apprend toute la vie, ce n’est pas forcément une autocritique. J’ai voulu dire que l’on ne détermine pas l’histoire par sa seule volonté. C’est pourquoi je suis contre l’idée de toute intervention quand on ne sait pas où elle mène. Je jugeais justifiée une intervention contre Saddam Hussein mais, à mon avis, il était illusoire de croire qu’une occupation armée allait donner naissance à une démocratie. Il y faudrait des décennies et le soutien absolu de la population.
© Der spiegel traduction et adaptation Gian Pozzy