TENSIONS. Dix jours durant, la capitale politique s’invite à Locarno à l’occasion du Festival du film. Mais le fossé reste profond entre le Tessin et la Berne fédérale.
Ah, Locarno, son charme méditerranéen et ses nuits magiques passées sur la Piazza Grande à l’occasion du Festival du film! La cité des bords du lac Majeur n’attire pas que les cinéphiles. Depuis une bonne dizaine d’années, la Suisse politique s’y précipite aussi. Mais sans vraiment comprendre le Tessin, qui de son côté a le sentiment de ne pas être assez considéré outre-Gothard. Le «Polentagraben» ne cesse de se creuser: en juin dernier, ce canton a été celui qui a soutenu le plus fortement l’initiative UDC – même s’il l’a rejetée – pour l’élection du Conseil fédéral par le peuple.
Ces jours-ci, ne cherchez surtout pas à rencontrer des politiciens à Berne! Ils sont tous à Locarno, qui vit à l’heure de sa grand-messe du grand écran. Ce n’est pas le conseiller national Marco Romano (PDC/TI) qui démentira: «C’est comme durant une session parlementaire. J’ai quasiment reçu deux invitations par jour.»
Le Festival du film est devenu un prétexte très tendance pour draguer les politiciens au seuil de la rentrée. Encore en vacances dans un cadre enchanteur, ceux-ci y sont plus accessibles que jamais. Une aubaine pour les milieux culturels et bien sûr pour les sponsors de la manifestation (comme La Poste, UBS, Swisscom…).
Le dîner politique du Groupe des auteurs, réalisateurs et producteurs (GARP) n’attirera cette année pas moins de 57 politiciens, soit dix fois plus qu’en 2000. Quant au ministre de l’Intérieur Alain Berset, il en profitera pour rencontrer la commissaire européenne à l’Education et à la Culture Androulla Vassiliou.
Ce transfert virtuel de la capitale fédérale à Locarno durant dix jours, le Tessin le doit beaucoup à Marco Solari, président du festival depuis treize ans, qui en a fait un axe de sa stratégie: «J’ai toujours voulu que Locarno, en plus d’un événement culturel, devienne une plateforme informelle de la politique pour fortifier le Tessin.»
Les politiciens répondent présent, c’est un fait. Quant à savoir si le Tessin est désormais mieux écouté au sein de la Confédération, c’est une autre question. Marco Solari se veut confiant: «A Berne, le climat est devenu plus rude. On n’y fait plus de cadeau. Il faut se battre davantage pour obtenir des crédits. Mais je n’ai pas du tout l’impression que le Tessin soit discriminé.»
Tout le monde ne partage pas cet optimisme. «A Locarno, ce sont surtout des Suisses allemands qui rencontrent d’autres Suisses allemands», ironisent les mauvaises langues. «Les politiciens du reste de la Suisse ne s’intéressent guère aux problèmes spécifiquement tessinois», confirme le politologue et député socialiste au Grand Conseil Nenad Stojanovic.
Le dumping des «patroncini». Sûr en tout cas que la plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler de la dernière polémique qui fait rage outre-Gothard. Le nouveau conseiller d’Etat de la Lega Michele Barra a poussé un gros coup de gueule fin juillet à propos des padroncini, ces petits patrons indépendants italiens qui sont de plus en plus nombreux à rafler des contrats aux entreprises tessinoises. Ex-propriétaire d’une PME de 60 collaborateurs dans la construction, Michele Barra a dénoncé la possibilité offerte par l’Office fédéral des migrations (ODM) à ces indépendants de s’annoncer en ligne.
«En faisant des offres de 30 à 50% meilleur marché que les Tessinois, les padroncini font du dumping, d’autant plus qu’ils ne doivent pas payer de TVA lorsque la facture n’excède pas 10 000 francs», accuse-t-il. Il exige la suppression de cette annonce en ligne qui offre un boulevard aux padroncini, un contrôle plus strict de leurs factures et la soumission totale du montant de celles-ci à la TVA.
Michele Barra ne décolère pas: «Les entreprises tessinoises sont d’autant plus désavantagées qu’elles ne bénéficient pas de la réciprocité en Italie. Il est quasiment impossible d’aller y travailler, tant les contraintes bureaucratiques sont énormes.»
Cette nouvelle scène de ménage entre le Tessin et Berne est révélatrice d’un malaise que d’aucuns ont baptisé «Polentagraben», de ce fossé qui ne se résorbe pas. A l’heure d’en trouver les coupables, les torts sont partagés. La Berne fédérale connaît mal les réalités tessinoises (il n’y a plus de Tessinois au Conseil fédéral depuis 1999, et dans l’administration les cadres italophones sont rarissimes).
«Berne n’a pas compris la situation géographique doublement périphérique du Tessin, en Suisse tout comme face à la Lombardie. Elle ne prend pas suffisamment au sérieux les problèmes spécifiques que nous avons sur le marché du travail et a tendance à considérer les Tessinois comme des pleurnicheurs», constate Nenad Stojanovic.
Autre erreur fédérale, qui touche cette fois les relations pas vraiment amicales avec l’Italie, ce voisin du Sud dont les autorités fédérales oublient vite qu’il est le deuxième partenaire économique de la Suisse. Que les deux pays aient des intérêts différents et s’achoppent rudement sur la fiscalité, on peut le comprendre. Mais c’est d’abord la forme qui pèche. «La Suisse mène ses négociations en anglais avec l’Italie, alors que l’italien est l’une de ses langues nationales», déplore Jörg de Bernardi, le délégué tessinois aux rapports confédéraux. «Ce n’est pas grave en soi, mais symptomatique d’une certaine difficulté à soigner les relations avec ce voisin et à comprendre sa culture politique», renchérit-il.
A son avis, la Suisse gagnerait à se plonger dans la «dietrologia», cette science, ou plutôt cet art de comprendre ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir. Cela dit, le charismatique «lobbyiste» tessinois tient à le souligner: «Le Tessin garde beaucoup de sympathie au Parlement, pour autant que ses requêtes soient bien fondées et faites au moment judicieux.»
Internationalité versus Lega. De leur côté, les Tessinois s’enlisent dans leurs contradictions. Dix jours durant à Locarno, ils célèbrent l’internationalité et l’ouverture au monde que fait souffler le Festival du film. Mais le reste du temps, ils se replient sur eux-mêmes depuis que la Lega a conquis le pouvoir en quelque deux décennies seulement. Confrontés au discours d’une droite nationaliste très dure, tous les autres partis ont capitulé: le centre droit, qui combat actuellement très mollement l’initiative UDC sur l’immigration de masse, mais aussi la gauche, où certains députés ont renoncé à s’afficher pro-Européens.
«Face à l’ascension de la Lega, les autres partis – surtout leurs notables locaux – n’ont pas cherché à résister et se sont peu à peu conformés à cette pensée unique du repli sur soi. Ils n’ont pas eu le courage d’ériger un cordon sanitaire», accuse Nenad Stojanovic.
Dès lors, le Tessin politique a basculé dans l’irrationalité. Alors que la Lega fustige les «baillis de Berne» et crache son venin anti-européen, les autres partis n’ont plus la force de répliquer. Certes, le taux de chômage atteint 4% aujourd’hui, mais il a parfois été deux fois plus élevé dans les années 90, bien avant l’accord bilatéral avec l’UE sur la libre circulation. Bien sûr, les padroncini sont un problème préoccupant, mais personne n’ose avouer que les Tessinois eux-mêmes en sont largement responsables. Ce sont eux qui les font venir!
En 1986, lors du premier vote sur l’adhésion de la Suisse à l’ONU, le Tessin était encore l’un des trois cantons les plus ouverts du pays. Il est aujourd’hui l’un des plus conservateurs en matière de politique étrangère. C’est une bombe à retardement pour la Suisse qui risque fort d’exploser à la prochaine votation touchant les accords bilatéraux avec l’UE.
Lorsqu’ils lèveront leur verre de merlot à Locarno ces prochains jours, les politiciens romands et alémaniques feraient bien de se pencher sur le malaise tessinois et de penser à y apporter des réponses concrètes pendant les cinquante et une autres semaines où ils n’y flânent pas.