Rencontre. Britta Rindelaub a tourné un documentaire dans la prison pour femmes de la Tuilière. Entretien avec la cinéaste et Fatiha, ex-détenue, avant la diffusion du film.
Lausanne, un quartier du nord de la ville. Là, dans un modeste trois-pièces d’un immeuble défraîchi, Fatiha nous accueille avec un sourire chaleureux. Cette ex-détenue de 42 ans est l’une des quatre protagonistes du film documentaire Loin des yeux, de la réalisatrice Britta Rindelaub, 41 ans. La Genevoise a passé pas moins d’une année – à raison de quatre ou cinq jours par mois – à filmer la vie quotidienne dans la prison pour femmes de la Tuilière, à Lonay. Elles sont une trentaine à y purger une peine allant de quelques mois à vingt ans. La cinéaste raconte le déchirement que vivent celles qui sont séparées de leurs enfants, la torpeur médicamenteuse dans laquelle elles tombent, attendant un premier congé, puis un deuxième pour les revoir.
«Je voulais montrer un monde que l’on ne connaît pas en Suisse, celui des femmes en prison.» Pour y parvenir, il lui a fallu du temps pour gagner la confiance des détenues et du personnel. Réticents, quelques collaborateurs avaient de la peine à jouer le jeu jusqu’à ce que la réalisatrice leur dise qu’elle était prête à rester une année et demie pour avoir toutes les images souhaitées. «Au début, j’ai travaillé quelques jours en cuisine, au nettoyage et à l’atelier bricolages de Noël avec les détenues. J’allais également souvent à la Tuilière sans caméra. J’avais les clés du secteur des condamnées.»
Trois ans dans la rue
Fatiha et Britta s’embrassent chaleureusement. Pas de doute: des mois de tournage, ça crée des liens. Dans le salon, un sofa, une immense télévision qui diffuse un dessin animé et une fillette de 2 ans pas trop intimidée par les invités qui débarquent chez sa mère. Elle sautille et ouvre de grands yeux en voyant les cadeaux que lui a apportés «tata» Britta. «Ma fille la connaît bien, elle a souvent entendu sa voix, dans mon ventre, lorsque j’étais en prison et qu’elle tournait son film.»
Les cadeaux sont déballés, le café est servi, Fatiha commence à raconter son histoire. Elle débute par sa rencontre avec un Soleurois venu passer des vacances dans son pays, le Maroc. Elle tombe amoureuse et le rejoint en Suisse alémanique. «Les premiers mois, il était gentil, puis il est devenu violent. Il disait que dans mon pays aussi les hommes battent les femmes. Il a même essayé de m’étrangler. J’en porte encore les séquelles aujourd’hui. J’ai si mal à la nuque que j’ai reçu une rente AI à 84%. Il a fini par me jeter hors de la maison.» Evidemment, pas question de retourner au pays. «Chez nous, une femme qui se marie et qui n’a plus d’époux au bout d’une année, c’est la honte.»
Fatiha est alors enceinte. Elle accouche d’un prématuré, à six mois de grossesse. Elle trouve refuge dans un foyer pour femmes battues, y vit avec 14 francs par jour. Son fils a 7 mois lorsqu’elle en obtient la garde. Pour tenir le coup, elle reçoit des antidépresseurs. Elle prend également d’autres médicaments, «pour me détendre et oublier». Elle finit par ne plus se réveiller pour amener son enfant à la crèche. La dégringolade commence, son fils lui est retiré. Elle plonge dans la drogue. Elle se réfugie un temps chez sa sœur, qui habite près de Lausanne, puis à gauche et à droite chez des connaissances. Elle finit dans la rue. Elle y restera trois ans, de 2007 à 2010, en consommant beaucoup de médicaments et de la cocaïne.
«Parfois des gens m’hébergeaient, mais c’était toujours pour profiter de moi. Quand il fait froid et qu’il neige dehors, que l’on prend des médicaments, on se laisse faire…» Fatiha n’a pas d’argent, mais elle prend régulièrement le train en direction de la Suisse alémanique, pour rendre visite à son fils, placé dans une famille d’accueil. Son père n’en a pas obtenu la garde, car il est trop violent. Les amendes s’accumulent encore et encore. Vient s’y ajouter une condamnation pour troubles sur la voie publique. Et un jour c’est la prison. Elle est condamnée à six mois. Derrière les barreaux, elle apprend qu’elle est enceinte de trois mois. Le père? Un Tunisien qui vit dans la rue, comme elle. Ce bébé inattendu sera sa planche de salut. «J’ai décidé d’arrêter tous les médicaments. J’avais trop peur qu’ils me prennent mon second enfant. J’ai fait le sevrage toute seule. Je tremblais, je vomissais. J’ai vécu deux mois de souffrance.» S’y ajoutait la douleur de ne plus voir son fils. Comme beaucoup de détenues, elle a en effet préféré cacher l’étape prison à son garçon de 15 ans. Elle lui racontera, mais plus tard, lorsqu’il aura 16 ans.
Certaines mères incarcérées inventent toutes sortes d’histoires pour justifier leur absence. Des vacances qui se prolongent, un nouveau travail dans un pays lointain. Une protagoniste du film s’organisait même pour envoyer des cartes postales de son supposé nouveau lieu de vie, grâce à la complicité d’une amie qui lui faisait signer les missives en prison.
Fragile lien parental
La réalisatrice genevoise explique la difficulté de garder le lien parent-enfant lorsqu’on est en prison. «Il y a bien un parloir familial, mais il faut que l’enfant y soit amené par un membre de la famille et ce n’est pas toujours possible. Certaines belles-familles ou familles d’accueil ont encore trois autres enfants à charge et n’ont pas le temps.» Si la mère veut cacher sa détention, deux assistantes sociales doivent se coordonner pour amener la détenue et l’enfant à un point rencontre, hors de la prison. «C’est très difficile à organiser, car les assistantes sociales qui travaillent dans les prisons sont débordées. Et si l’enfant n’est pas en Suisse romande, cela devient une mission presque impossible.»
A sa sortie de prison, Fatiha n’a reçu aucune aide de l’Etat. «Elle avait trois mois pour prouver qu’elle pouvait s’en sortir seule», raconte Britta Rindelaub. Elle a réussi, grâce à sa sœur notamment. Son rêve? Récupérer la garde de son fils. Aujourd’hui, elle s’occupe de sa fille et ne consomme ni médicaments ni drogue. Son séjour en prison lui a permis de tourner la page. Et de gagner une amie.
Genève, à partir du me 3 décembre, cinéma Cinélux. 19 h projection du film, 20 h 30 table ronde «La relation parents-enfants en milieu carcéral». Lausanne, à partir du sa 6 décembre, 20 h Zinema (en présence de la réalisatrice). Oron, di 7 décembre, 17 h. En janvier, le film sortira dans les villes de Bienne, La Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Vevey, Orbe, Bulle, Château-d’Œx, Delémont, Le Chenit, Le Noirmont, Martigny, Sainte-Croix, Evolène, Aubonne, Carouge, Echallens, Morges, Oron, Chexbres et Châtel-Saint-Denis.