Enquête. Avec son technopôle exemplaire, sa Haute école de gestion dynamique, ses activités culturelles florissantes, Yverdon-les-Bains aurait de quoi être fière. Hélas! Tiraillée par des luttes politiques intestines d’un autre âge, la cité du Nord vaudois dont le syndic a démissionné se noie dans d’inextricables problèmes de mobilité et de sécurité.
Au XIXe siècle, l’affaire aurait été réglée depuis belle lurette. Daniel von Siebenthal, syndic socialiste démissionnaire d’Yverdon-les-Bains, se serait battu en duel avec la députée libérale-radicale Pierrette Roulet-Grin. Les duellistes se seraient retrouvés un matin d’automne naturellement brumeux sur la place Pestalozzi, face au château, en présence de l’arbitre Isidore Raposo, directeur du quotidien La Région Nord vaudois. Dans son for intérieur, qu’il extériorise généreusement, ce dernier aurait prié tous les dieux que le sort ne basculât pas en faveur du syndic qu’il a toujours vertement critiqué.
Seulement voilà. Nous ne sommes plus au XIXe siècle. Alors l’ancienne préfète et notable Pierrette Roulet-Grin, toujours assise au premier rang lors des débats politiques yverdonnois, se contente de ferrailler verbalement avec son désormais seul véritable adversaire, le socialiste Stéphane Balet. Cet ingénieur en électronique et enseignant (47 ans) est conseiller communal depuis 2002 et membre de Pro Vélo, une association qui ne roule pas vraiment sur les mêmes pistes que le TCS Vaud présidé par l’omniprésente Pierrette Roulet-Grin. C’est lui qui espère décrocher la timbale, dès le 30 novembre prochain, pour remplacer Daniel von Siebenthal. Lequel a fini, à la surprise générale, par jeter l’éponge en cours de mandat à la tête d’une municipalité rose-verte sur le gril.
A cette élection complémentaire qui émoustille comme jamais le petit monde politique yverdonnois participe aussi Valérie Jaggi Wepf (49 ans), responsable de l’agence BCV à Chavornay et membre PLR du Conseil communal, qu’elle a présidé en 2011-2012. Le troisième candidat en lice est Pascal Gafner (31 ans), considéré comme l’une des étoiles montantes de l’UDC. Ce sportif tiré à quatre épingles est membre du Conseil communal depuis 2006 et conseiller en arts graphiques dans une imprimerie. Valérie Jaggi Wepf et Pascal Gafner incarnent une droite aussi désunie que déterminée à reconquérir un exécutif perdu en 2009.
A quelques semaines de son départ, Daniel von Siebenthal ne cache pas sa grande lassitude face à un climat politique «pas du tout serein», face à tous ces gens qui «font des procès d’intention au lieu d’attendre les résultats de toute décision politique». Entré à la municipalité en 1998, exerçant son quatrième mandat et son deuxième comme syndic, ce géographe de formation se désole de voir qu’aujourd’hui la suppression de cinq places de parc rue du Valentin, dans la perspective d’un aménagement en zone 30, «provoque une manif, drapeaux en berne».
Mobilité et sécurité
Dans cette deuxième ville du canton de Vaud et dixième de Suisse romande, dont la population a passé en cinq ans de 25 000 à près de 30 000 habitants, l’opposition politique droite-gauche, à la française (le panache en moins), s’est focalisée sur les questions de mobilité et, dans une moindre mesure, de sécurité. A se demander si Yverdon-les-Bains, la ville thermale où il faisait jadis bon vivre, n’est pas devenue Yverdon-la-bagnole, symbole de liberté individuelle intouchable pour les uns, et d’un égocentrisme engendrant bouchons et pollution pour les autres. A se demander si dealers et malfrats, certes présents mais bien plus dans les esprits que dans la réalité, n’ont pas réussi à traumatiser les Yverdonnois au point de les inciter à voter en faveur de caméras de surveillance aux alentours de la gare.
Le meurtre l’an dernier d’un adolescent attaqué en plein centre-ville n’a pas contribué à rassurer la population. Une police de proximité, dissuasive, est souhaitée par tous les partis. Il y a quelque douze ans, la perspective d’augmenter d’une dizaine le nombre de policiers municipaux (trente-cinq à l’époque) avait fait monter les socialistes aux barricades. Aujourd’hui, l’engagement de policiers supplémentaires (il y en a septante) ne tourmenterait plus personne. La présence efficace de travailleurs sociaux ainsi que les démarches communautaires engagées dans plusieurs quartiers sont saluées autant par les «on fait c’qu’on peut» des élus aux commandes que par les «y a qu’à» de ceux qui n’y sont pas.
Quant à la mobilité, elle suscite encore bien plus de tension que la sécurité. En 2012, la fermeture de la rue et du pont de Montagny au trafic individuel motorisé, décidée par la municipalité pour améliorer la sécurité des usagers, a provoqué un vent de fronde. La Cour de droit administratif et public a finalement tranché en faveur de la réouverture de cette voie de circulation. Ce fut pour l’exécutif yverdonnois un premier revers, amplifié quelques mois plus tard par l’acceptation par le peuple d’une initiative populaire en faveur d’une route de contournement de la ville au prix de 52 millions de francs. Cette initiative avait été déposée par la droite et combattue par socialistes et écologistes.
L’expérience européenne montre cependant que si les routes de contournement ou l’élargissement des voies offrent l’impression d’une amélioration du trafic routier, à plus ou moins long terme ils ne font que favoriser le nombre de véhicules en circulation avant de nouvelles et inévitables congestions.
Rêve et réalité
Alimentée par des jeux de pouvoir et de vains ferraillages, la vie politique yverdonnoise conduit à un étonnant gaspillage d’énergie. Tout le monde semble d’accord sur l’objectif d’un bien vivre ensemble, mais personne ne semble vouloir s’en donner vraiment les moyens. Quand on demande aux candidats comment ils imaginent leur ville, la PLR Valérie Jaggi Wepf voit une place d’Armes, près de la gare, en zone piétonne et mobilité douce avec une circulation enterrée tout comme le parking. De quoi ravir les écologistes. «Nous avons tous les mêmes rêves», lui réplique placidement son concurrent socialiste Stéphane Balet. Et ce dernier de soulever maintes difficultés techniques et financières à surmonter.
Combien de places à prévoir dans le parking souterrain de la place d’Armes (450 ou le double), quel angle de balayage pour les caméras de surveillance (180 ou 360 degrés)? Les candidats semblent se noyer dans les détails, où le diable se niche, sans réelle vision, sans stratégie d’ensemble. «Nous avons un échiquier politique qui se polarise mais un discours qui s’uniformise», constate fort lucidement Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs, un musée de la science-fiction et de l’utopie. De droite ou de gauche, les élus se heurtent aux mêmes difficultés et se plaignent des mêmes freins tout en s’accusant mutuellement d’inefficacité.
Evincée en 2009 par la gauche après la démission inattendue du syndic PLR Rémy Jaquier, appelé à reprendre la direction de son entreprise après le décès de son associé, la droite yverdonnoise n’a jamais digéré cet échec. Pierrette Roulet-Grin n’imaginait vraiment pas être devancée par le socialiste Jean-Claude Ruchet, alors inconnu au bataillon et devenu municipal. Plus que jamais remontée contre la majorité rose-verte de la municipalité, la députée libérale-radicale reproche à cette dernière «un nombre record de projets communaux non réalisés». Et surtout d’avoir trop tardé à réviser le plan directeur communal, en relation avec le programme AggloY. Lequel vise à concilier croissance démographique et qualité de vie en impliquant la Confédération, le canton de Vaud et huit communes de l’agglomération yverdonnoise.
La pression du temps
«La présente municipalité a continué ce qui a été initié dans les années 2000 avec toutes les contraintes légales et les procédures inhérentes à tout aménagement», constate l’ex-syndic PLR Rémy Jaquier, plutôt amène avec l’équipe en place. Concernant le logement, autre point sensible, la Ville prévoit la construction d’un immeuble abritant trente-neuf chambres pour étudiants. Certes, cela ne répond pas aux besoins de logement, estimés à environ deux cents, des inscrits à la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud (HEIG-VD). «Mais il a fallu trouver des terrains, concevoir le projet, faire des appels d’offres, cela prend du temps», insiste Rémy Jaquier, membre du conseil de fondation qui pilote cette initiative raillée par la droite, son propre parti!
Le temps. C’est ce qui fait le plus défaut dans cette ville qui grandit comme un champignon sous le brouillard. En 2025, elle comptera 35 000 habitants. Quatre gros projets immobiliers d’envergure – dont un écoquartier prometteur entre la gare et le lac – qui concerneront globalement quelque 8000 habitants sont à l’étude. Mais ils progressent comme s’il n’y avait pas le feu au lac. Révélateur: «Les services municipaux annoncent des investissements qu’ils n’arrivent pas à réaliser à cause de la longueur des procédures et du manque de personnel», déplore Daniel von Siebenthal. De 25 à 30 millions actuellement, ces investissements vont plus que doubler de 2016 à 2018. Les nouveaux venus apportent une manne fiscale supplémentaire qui ancre les comptes de la ville dans le noir. Encore faut-il, pour faire avancer les projets, qu’à l’exécutif comme au législatif (où droite et gauche sont à égalité) il y ait une réelle volonté commune de bousculer les forces d’inertie.
«Pour ce faire, les élus doivent travailler pour leur ville et non pour leur parti», lance le très libéral Pierre-André Michoud, propriétaire de l’Hôtel du Théâtre. Alors comment s’y prendre? Dans le passé, rappelle l’hôtelier, c’est au syndic socialiste Pierre Duvoisin (de 1974 à 1982) qu’Yverdon doit la relance de sa vocation de cité thermale. Et c’est sous l’ère du PLR Rémy Jaquier (de 2002 à 2009) que la HEIG-VD s’est enracinée dans la commune, tout comme Y-Parc, le plus vaste technopôle de Suisse.
Nouvelle image
Yverdon-les-Bains ne rime donc pas seulement avec bagnoles et caméras de surveillance, mais aussi avec Y-Parc, riche de 130 entreprises et 1200 emplois. Une judicieuse combinaison de start-up, de PME et d’entreprises internationales, principalement dans l’industrie de précision et la technologie de l’information. En harmonieuse entente avec Daniel von Siebenthal, qui en sa qualité de syndic préside le conseil d’Y-Parc, son directeur Sandy Wetzel a jusqu’ici pu maintenir la haute valeur technologique du site toujours en expansion. Y-Parc collabore étroitement avec la HEIG-VD conduite par Catherine Hirsch et aussi avec la Maison d’Ailleurs, devenue une référence culturelle nationale avec plus de 2000 visiteurs par mois.
Collaboration, communication, transparence seraient-ils les prochains maîtres mots à Yverdon-les-Bains? Depuis la récente nomination à la rédaction en chef de La Région du pondéré journaliste Yan Pauchard, un ancien de L’illustré, certains sympathisants de la majorité rose-verte observent avec un brin de soulagement un «changement de ton».
Une autre manière de communiquer, c’est aussi la promesse de Stéphane Balet qui visiblement tient à se démarquer du syndic en exercice, à qui il a été maintes fois reproché quelques lacunes à cet égard. «J’insiste là-dessus», martèle le candidat socialiste. «Ecoute», tel un mantra, ce mot est répété à l’envi par les prétendants au trône. Peut-être assistons-nous à une tentative de briser le stérile combat entre la gauche et la droite, héritage d’un centre industriel avec ses célèbres usines Leclanché, l’ex-HPI ou les Ateliers mécaniques CFF. Exit aujourd’hui la ville ouvrière et paysanne d’antan!
C’est peut-être par la culture, au sens large du terme, qu’Yverdon-les-Bains se réconciliera avec elle-même, ses habitants et notamment sa jeunesse. Du Théâtre Benno Besson au tout nouveau Centre d’art contemporain en passant par l’Echandole, l’Amalgame et la Maison d’Ailleurs, la cité du Nord vaudois pourrait se construire une nouvelle image, une nouvelle identité dont elle serait fière. A condition de veiller à un développement qui ne peut être que durable, elle entrerait enfin sans complexe dans le XXIe siècle.