Décodage. Trois ans après Fukushima, le Conseil national est appelé à entériner la stratégie énergétique 2050 de Doris Leuthard. La grande bataille se jouera sur la hausse de la taxe verte.
C’est l’heure de passer à l’action. Le Conseil national aborde cette semaine un débat décisif pour mettre en œuvre la stratégie énergétique 2050. Plus de trois ans se sont écoulés depuis l’accident de la centrale japonaise de Fukushima et la décision historique du Conseil fédéral de sortir du nucléaire. Une décision accouchée au forceps par une majorité de quatre femmes emmenée par la ministre de l’Energie, Doris Leuthard.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Rien de précis. En tout cas sur le plan du calendrier. Les Verts s’avouent très déçus et maintiendront leur initiative, qui exige que toute centrale soit fermée après quarante-cinq ans de service, soit au plus tard en 2029 pour la dernière d’entre elles, Leibstadt. Plus pragmatique, le centre gauche se satisfait de l’avancement du projet. Quant à la droite dure, elle freine des quatre fers, proposant son renvoi. L’Hebdo résume les enjeux de cet énorme dossier qui s’étalera sur plusieurs décennies.
1. Un chantier pharaonique
Dans les faits, la stratégie du Conseil fédéral va largement au-delà du dossier sur lequel tous les regards se focalisent, à savoir la sortie du nucléaire. Elle touche le secteur de l’énergie dans son ensemble. Sur le papier, le gouvernement se montre ambitieux: il veut diviser par deux la consommation globale d’énergie (250 milliards de kWh en 2013) d’ici à 2050, notamment celle des carburants. Attention: l’électricité ne constitue qu’un quart de ces besoins. Sa production est, actuellement, surtout assurée par l’hydraulique (58%) et par le nucléaire (36%).
Le Conseil fédéral a prévu de procéder en deux étapes. La première, celle sur laquelle se penche la Chambre basse du Parlement ces jours-ci, est déjà un chantier colossal: elle modifie douze lois au total, notamment celle de l’énergie. La deuxième est agendée pour 2021, une échéance à laquelle une réforme fiscale écologique est prévue.
2. Sortie du nucléaire: un tournant sans fin programmée
Pas folle, la guêpe! Lorsqu’elle annonce la sortie du nucléaire, le 25 mai 2011, Doris Leuthard prend soin de n’articuler aucune date. Mais comme elle parle d’une durée de vie de cinquante ans pour les centrales, les observateurs en déduisent que la Suisse s’affranchira de l’atome en 2034, soit un demi-siècle après la mise en service de la plus récente des centrales, celle de Leibstadt. La ministre argovienne – surnommée Atom Doris tant elle avait la réputation de soutenir cette énergie – est courageuse, mais pas téméraire. Elle sait que son changement de cap suscitera la colère des milieux économiques. C’est d’ailleurs le cas: l’association faîtière, Economiesuisse, parle à l’époque d’une décision «irresponsable».
Trois ans plus tard, la Suisse sort du nucléaire par la toute petite porte. «Ce n’est ni un tournant énergétique ambitieux et volontaire, ni une fermeture programmée de nos centrales», regrette la coprésidente des Verts, Adèle Thorens. «Cette loi traduit simplement une interdiction de construire de nouvelles centrales», ajoute Sabine von Stockar, cheffe de projet à la Fondation suisse de l’énergie. Quant à la Vert’libérale vaudoise Isabelle Chevalley, elle s’avoue également déçue, mais se console en se disant que le pire a été évité. «Quand on pense qu’en 2010 encore les électriciens réclamaient trois nouvelles centrales, il faut reconnaître que nous prenons aujourd’hui la bonne direction.»
C’est vrai. A cette époque, l’Inspection fédérale de la sécurité nucléaire (IFSN) avait déclaré conformes les demandes des grands groupes Alpiq, Axpo et BKW. Le puissant lobby de l’atome, allant jusqu’à réquisitionner l’entraîneur de l’équipe de Suisse de football, Köbi Kuhn, pour se moquer des énergies renouvelables dans un spot télévisé, avait déjà constitué un trésor de guerre estimé à plus de 20 millions pour gagner la votation à venir. Pourtant, le 11 mars 2011, le drame de Fukushima douche définitivement ses ardeurs. Les BKW, propriétaires de la centrale bernoise de Mühleberg, en ont déjà tiré les conséquences. Ils la fermeront en 2019.
Doris Leuthard a ainsi préféré ne pas arrêter de date butoir pour la fin du nucléaire: après quarante ans, les propriétaires d’une centrale devront demander une prolongation de la durée d’exploitation tous les dix ans, en présentant un concept de sécurité accrue auprès de l’IFSN. Cette mesure satisfait le centre droit, qui craignait deux effets pervers. «Arrêter une échéance aurait d’une part légitimé les exploitants de centrales à réclamer des dédommagements pour des investissements encore non amortis, remarque Jacques Bourgeois (PLR/FR). D’autre part, les propriétaires n’auraient plus été incités à investir à l’approche de la fermeture d’une centrale, ce qui aurait impliqué une sécurité en baisse par rapport à la situation actuelle.»
Roger Nordmann (PS/VD), l’un des membres les plus influents de la commission qui a empoigné le dossier (CEATE), réclamait la fin du nucléaire dans un livre en 2010. N’est-il pas désenchanté? Moins qu’on l’imagine. «Bien sûr, j’aurais préféré une fermeture des centrales après quarante-cinq ans, mais il n’y avait pas de majorité en commission pour cela», explique-t-il. Selon lui, la stratégie 2050, qui exclut tout nouveau réacteur nucléaire, prend donc la bonne direction.
En principe, le Conseil national devrait voter l’entrée en matière, pourtant contestée par une minorité formée d’UDC et de PLR, majoritairement alémaniques. «Nous n’avons pas tous les faits sur la table. Le Conseil fédéral nous demande d’entrer dans un tunnel, puis il arrivera plus tard avec la facture: sa taxe sur l’énergie. A ce moment-là, nous ne pourrons plus revenir en arrière», s’irrite Guy Parmelin (UDC/VD).
3. Rétribution au prix coûtant: la mère des batailles
C’est l’élément clé de ce chantier. La rétribution au prix coûtant (RPC) est une taxe verte qui permet de subventionner les nouvelles énergies renouvelables, le solaire et l’éolien notamment. Fixée à 1 centime par kWh pour 2015, elle rapportera 600 millions de francs. Le gouvernement ne veut pas s’arrêter là: il propose d’élever son plafond à 2,3 centimes par kWh.
Le potentiel des énergies vertes est loin d’être négligeable. Quelque 35 000 projets figurent sur la liste d’attente de la RPC, qui pourraient fournir en courant 10% des besoins actuels en Suisse.
Les milieux économiques et grands fournisseurs en électricité, relayés au Parlement par le PLR et l’UDC, s’y opposent farouchement. Pour eux, l’Allemagne représente l’exemple à ne pas suivre. Le grand voisin du nord a certes réussi à faire décoller ses propres énergies renouvelables en les subventionnant massivement, mais au prix d’une faillite de sa politique climatique et en déstabilisant le marché de l’électricité en Suisse. L’association Economiesuisse chiffre les surcoûts de la facture: 20 milliards sur les vingt prochaines années. «Nous risquons une perte de la compétitivité de notre économie», avertit Guy Parmelin. «Les gros consommateurs d’électricité étant exemptés de cette taxe, c’est la classe moyenne qui va trinquer à la fin», s’offusque lui aussi Jacques Bourgeois.
«C’est une guerre économique que mènent les électriciens conservateurs pour pouvoir continuer à vendre le plus longtemps possible leur courant nucléaire, réplique pour sa part Roger Nordmann. Mais si la RPC est renforcée et modernisée, beaucoup d’entreprises et de particuliers investiront dans le renouvelable.»
Dans un combat qui s’annonce serré, le PDC jouera un rôle d’arbitre. Il devrait, en principe, assurer la victoire de Doris Leuthard. «Ce plafond fixé à 2,3 centimes est acceptable, surtout dans le contexte actuel d’un prix de l’électricité qui reste très bas», relève le PDC valaisan Yannick Buttet. Reste à savoir si son parti sera uni derrière sa ministre. «Je le pense. Il y aura très peu de dissidents», ajoute-t-il.
4. Des économies d’énergie sans but ambitieux
C’est l’une des grandes désillusions des partisans d’une stratégie énergétique plus audacieuse. Alors que le Conseil fédéral voulait inscrire dans la loi des objectifs clairs en matière d’efficacité énergétique, la CEATE ne les a repris qu’à titre de «valeurs indicatives» n’ayant plus rien de contraignant: 16% de réduction de la consommation finale d’énergie en 2020, puis 43% à l’horizon 2035. Pour ce qui est de l’électricité, le Conseil fédéral souhaite abaisser les besoins de 3% par an d’ici à 2020, puis de 13% d’ici à 2035.
«Ces valeurs indicatives restent bien en dessous du potentiel technique d’efficacité», se désole Adèle Thorens. Selon les écologistes, 40% de la consommation de courant est perdue. La coprésidente des Verts regrette aussi l’absence d’instrument pour obliger les fournisseurs d’énergie à appuyer la vision de Doris Leuthard. Le système de «certificats blancs» pénalisant les distributeurs n’atteignant pas les buts fixés n’a pas été retenu en commission.
La stratégie énergétique 2050 a été conçue comme un contre-projet à l’initiative des Verts. «Si les décisions prises en commission se confirment, nous la maintiendrons», annonce Adèle Thorens, coprésidente des Verts. Pour Doris Leuthard, le plus grand danger viendra cependant d’un référendum de la droite, quasiment inévitable en cas de hausse de la taxe verte.
« Ce n’est ni un tournant énergétique ambitieux et volontaire ni une stratégie programmée de sortie du nucléaire. »
Adèle Thorens Coprésidente des Verts suisses et conseillère nationale (VD)
« En 2010, les électriciens réclamaient encore trois nouvelles centrales. Il faut reconnaître que nous prenons aujourd’hui la bonne direction. »
Isabelle Chevalley Conseillère nationale (Vert’libéraux/VD)
« Les électriciens conservateurs mènent une guerre économique pour pouvoir continuer à vendre leur courant nucléaire. »
Roger Nordmann Conseiller national (PS/VD)
« Au PDC, nous serons unis derrière Doris Leuthard. Il y aura très peu de dissidents. »
Yannick Buttet Conseiller national (PDC/VS)
« Fixer une échéance pour la sortie du nucléaire aurait incité les exploitants de centrales à négliger la sécurité peu avant l’arrêt des réacteurs. »
Jacques Bourgeois Conseiller national (PLR/FR)
« Le Conseil fédéral nous demande d’entrer dans un tunnel, pour nous présenter plus tard la facture: une taxe sur l’énergie. Là, nous ne pourrons plus revenir en arrière. »
Guy Parmelin Conseiller national (UDC/VD)
Une bombe en plein débat
Analyse. Le Contrôle fédéral des finances donne raison à ceux qui s’inquiètent de la sous-dotation des fonds pour démanteler les centrales nucléaires.
C’est une véritable bombe que lâche le Contrôle des finances (CDF) cette semaine. Alors que le Conseil national aborde son débat marathon sur la stratégie énergétique 2050, l’administration fédérale relève dans un rapport d’inquiétantes lacunes dans la gestion des fonds en lien avec la désaffectation des centrales. Un risque majeur est souligné: la Confédération risque de passer à la caisse pour des montants se chiffrant probablement en milliards de francs.
C’est une grosse bataille qui se déroule à l’abri des regards du grand public. D’une part, l’ère du nucléaire touche à sa fin, même si le Conseil national ne fixera aucune date butoir. On estime que la phase post-exploitation des réacteurs pourrait atteindre plus de 20 milliards de francs, y compris le centre intermédiaire d’entreposage des déchets radioactifs (Zwilag). A lui seul, le démantèlement de Mühleberg, qui doit débuter en 2019, coûtera 2,6 milliards. D’autre part, les exploitants, qui assurent être en mesure de couvrir la totalité de ces coûts, usent de toute leur influence en coulisses pour qu’ils soient évalués au plus bas niveau possible.
La Confédération a mis en place deux fonds pour piloter l’après-atome: l’un de désaffectation (doté aujourd’hui de 1,7 milliard) et l’autre de gestion des déchets radioactifs (3,6 milliards). Ce qui préoccupe le CDF n’est pas le niveau actuel de ceux-ci, jugé correct, mais bien leur évolution à l’avenir.
Si les exploitants de centrales estiment que 8,4 milliards suffiront à l’entreposage des déchets au cours de la seconde moitié du siècle, ce montant est jugé beaucoup trop optimiste par les vigiles des finances fédérales.
Surcoûts pas pris en compte
Jusqu’à présent, ceux qui avaient thématisé ce problème passaient pour d’indécrottables antinucléaires. Mais, implicitement, le CDF leur donne raison. Dès lors, il propose aux exploitants des centrales l’alternative suivante: soit ils accélèrent la croissance de ce deuxième fonds, soit ils demandent à leur actionnariat une garantie juridique afin de pouvoir continuer à l’alimenter après la fermeture des centrales, au plus tard en 2050.
A l’évidence, les propriétaires des réacteurs n’auront pas les moyens d’accepter la première solution, tandis qu’ils rejetteront la seconde: ils sont déjà pris à la gorge par une baisse constante du prix de l’électricité. Il leur sera très difficile, pour ne pas dire impossible, de tenir leur promesse de respecter le principe du pollueur-payeur. Cela d’autant plus que dans ses calculs, le lobby de l’atome n’a pris en compte qu’un scénario idéal, évacuant tous les aléas pouvant survenir dans la gestion des déchets. Les surcoûts dus à de nouvelles technologies? Les prix qui pourraient grimper en raison de la concurrence du démantèlement d’une vingtaine de centrales en Allemagne? D’éventuels retards dus à des oppositions venues du camp des écologistes, comme c’est le cas actuellement outre-Rhin?
Incroyable, et pourtant: dans une étude qu’elle a mandatée en 2011, la Confédération a complètement sous-estimé ces facteurs potentiels de surcoûts. En réalité, c’est plutôt un montant de 10, voire de 12 milliards, qu’il faudra accumuler au sein de ce fonds d’ici à 2050-2100.
A la confédération de payer
Dans son rapport, le CDF critique aussi la gouvernance des deux fonds, coiffés par une commission dans laquelle figurent beaucoup trop de personnes aux doubles casquettes incompatibles. Il suggère donc qu’à l’avenir cette commission ne soit plus formée que d’experts indépendants, surtout du lobby nucléaire, lequel juge déjà ce rapport «trop alarmiste».
La fin de l’histoire est déjà connue: c’est la Confédération qui devra passer à la caisse pour pallier la future sous-dotation de ces fonds. En aparté, les politiciens en conviennent déjà, même si aucun d’entre eux n’ose le dire franchement. Avouer que le nucléaire ne sera bientôt plus rentable si on en calcule les coûts réels reste un tabou.
L’hydraulique aussi gagnante
D’abord écartés au profit de nouvelles énergies renouvelables, les futurs projets hydrauliques seront finalement soutenus par la Confédération. Si les grands électriciens adhèrent à la stratégie énergétique 2050 du bout des lèvres, c’est parce que Doris Leuthard a consenti à intégrer un appui à la grande hydraulique au vu de la chute des prix de gros en Europe. Selon une étude, les projets des producteurs seraient quasiment tous non rentables dans les conditions actuelles. Pas question donc de laisser tomber l’énergie propre des barrages, elle qui fournit 56% du courant du pays, mais dont le prix de revient d’environ 13 centimes par kWh ne peut concurrencer les 5 centimes offerts sur les marchés européens. Cette aide, plafonnée entre 40 et 60% de l’investissement d’un nouveau projet en fonction de son importance, sera financée dans le cadre de la hausse de la taxe verte (RPC), à raison de 60 millions par an. Ainsi, l’énergie hydraulique fera aussi partie des gagnants du tournant énergétique, ce que salue la nouvelle CEO des BKW, Suzanne Thoma, dans la presse alémanique. «Après Fukushima, le Conseil fédéral a fait du bon travail», estime-t-elle.