Enquête. Multiplication des écrans, surprotection des enfants, normes de sécurité accrues: les facteurs qui rendent les plus jeunes trop sédentaires se multiplient. Une dérive qui a des répercussions sur leurs facultés motrices et cognitives.
Imaginez deux jeunes garçons de 5 ans jouant dans un parc. Tous deux ont la même corpulence fine et presque la même taille. Au cours de leurs activités, ils s’essaient à marcher en équilibre le long d’un gros tronc d’arbre posé au sol. Alors que l’un réussit l’exercice aisément, l’autre peine à mettre un pied devant l’autre, manquant régulièrement de tomber. Imaginez encore ces deux mêmes enfants s’amusant avec un ballon. L’un jongle facilement avec la balle, tandis que son camarade parvient tout juste à l’attraper au vol.
A ce stade du récit, vous vous demandez peut-être ce que démontrent ces deux situations. Bien entendu, les facultés des enfants sont diverses et l’acquisition de certaines compétences est plus ou moins précoce et propre au développement de chacun. Sauf que ces petites scènes à l’apparence banale révèlent en réalité un problème sérieux de santé publique: les enfants suisses ne bougent plus assez et cela a des répercussions importantes sur leurs facultés motrices et cognitives.Comme cet enfant incapable de réaliser certains mouvements simples dans notre scénario et dont le déficit précoce de mobilité sera difficilement rattrapable par la suite.
L’activité physique variée a ainsi progressivement fait place à des comportements beaucoup plus sédentaires, y compris chez les enfants de 0 à 6 ans. Selon des travaux publiés dans The Lancet, ces derniers passent entre 76 et 84% de leur temps d’éveil dans des occupations passives. De même, d’après une étude réalisée avec des enfants préscolaires de la région lausannoise, le temps passé chaque jour devant un écran serait supérieur à une heure.
Télévision, tablette et smartphone constituent désormais une part importante de l’activité des plus petits. Ajoutons à cela de longues périodes passées dans un lieu sans liberté de mouvement – comme les sièges auto ou les «baby-relax» –, l’utilisation régulière de poussettes malgré l’acquisition de la marche ou encore les nombreux déplacements en voiture, et le tableau devient pour le moins alarmant. Car les conséquences de ces profondes mutations apparues au cours des dernières décennies ne sont pas anodines. En trente ans, la condition physique des enfants a baissé de 10 à 15%, essentiellement en ce qui concerne les capacités nécessaires dans les activités d’intensité modérée ou d’endurance.
Autre effet concret de ce phénomène: la moitié des enfants de 6 ans ont aujourd’hui des difficultés liées à l’équilibre, et ne parviennent plus à accomplir certains mouvements aussi simples que des roulades avant. Nombreux sont aussi ceux qui peinent à s’orienter dans l’espace de par le fait que les écrans limitent le développement de la coordination visio-spatiale dans la troisième dimension. Du coup, certains enfants manifestent de la difficulté à empiler des cubes les uns sur les autres alors qu’ils recomposent facilement un puzzle sur tablette.
«De plus en plus d’enfants arrivent à l’école avec des problèmes de coordination ou des troubles de la concentration, observe Anouk Longchamp, psychomotricienne et coordinatrice du programme Youp’là bouge, qui vise à promouvoir l’activité physique dans les crèches. D’autres présentent également des baisses de l’habilité en ce qui concerne la motricité fine. Ce qui engendre des complications d’écriture, par exemple. Ces phénomènes peuvent avoir un lien avec un manque d’expérimentation au niveau de la motricité globale dans la petite enfance.»
Retards difficiles à rattraper
Autre aspect problématique: l’augmentation des traumatismes de l’appareil musculosquelettique en lien avec la sédentarité. Ainsi, le vélo est aujourd’hui la cause la plus fréquente d’accidents chez les enfants de 10 à 14 ans, ces derniers ne sachant plus rouler lentement et coordonner leurs mouvements dans la circulation. «Nous vivons dans un monde qui ne bouge plus. Face à cela, il y a des vérités scientifiques qui ressortent clairement et qui vont aller en s’amplifiant si on ne fait pas quelque chose, s’inquiète Mario Gehri, médecin-chef à l’Hôpital de l’enfance à Lausanne. Nous avons notamment noté une hausse massive, chez les patients entre 10 et 15 ans, des pathologies orthopédiques telles que des troubles de l’axe. Autant d’affections que l’on ne voyait pas avant et qui peuvent clairement être corrélées avec un manque d’agilité.»
Un constat d’autant plus frustrant qu’il a été scientifiquement prouvé que, en deux mois seulement, quinze minutes d’activité physique par jour permettent d’améliorer l’équilibre des enfants de 40% et de diviser les taux d’accidents par deux. «Moins on s’exerce, moins on se sent habile et moins on a de plaisir à entrer en mouvement, remarque Lise Miauton Espejo, cheffe de clinique à l’Hôpital de l’enfance et coauteure, avec Mario Gehri, d’une étude récente portant sur l’importance de l’activité physique dans la petite enfance. Les enfants se mettent alors en position de retrait et évitent les activités où ils ne se sentent pas à l’aise. Cela a des conséquences, puisque plus un enfant bouge, mieux il connaît les limites de son corps et moins il a de risques de se blesser.»
Ces différences en termes d’habilités motrices peuvent être importantes, même chez les plus jeunes. Il faut savoir que le cerveau se développe très rapidement. Ainsi, dès 6 ans, le potentiel est déjà quasiment le même que chez l’adulte. Il est donc déterminant de cumuler les expériences avant cet âge, sans quoi l’acquisition de nouveaux mouvements prend malheureusement beaucoup plus de temps. «L’être humain a été programmé pour acquérir des compétences à des âges bien déterminés. Rattraper cela plus tardivement s’avère très compliqué», confirme Mario Gehri.
Diverses études, publiées notamment dans la revue américaine Pediatrics, ont encore démontré que les enfants bougeant suffisamment et de manière variée font une utilisation beaucoup plus intensive de leurs connexions neuronales. Les informations circulent plus rapidement et de manière ciblée, les capacités attentionnelles s’améliorent. Les mouvements sont eux aussi plus précis. A contrario, l’inactivité a pour effet d’appauvrir les liaisons cérébrales, induisant un ralentissement du flux des informations. Outre les facultés cognitives, plusieurs travaux tendent également à établir qu’il existe une relation positive entre l’augmentation de l’activité physique et la santé cardiométabolique, l’adiposité ou encore la santé osseuse.
Surprotection
Comment en sommes-nous arrivés à une telle forme de sédentarité chez nos plus petits? Comment nos sociétés en sont-elles venues à promouvoir des transats pour bébé avec porte-iPad intégré (numéro un des ventes aux Etats-Unis à Noël 2013) ou encore des poussettes avec siège ajouté à l’arrière pour un deuxième jeune passager en âge de marcher? La réponse est avant tout culturelle et principalement liée à un phénomène de surprotection vis-à-vis des enfants, tant de la part des parents que des éducateurs en crèche ou des enseignants à l’école. «Il est évident que les enfants se construisent par le mouvement et par le fait d’essayer des choses de manière autonome, mais malheureusement nous les réfrénons trop, explique Anouk Longchamp. Avant, on laissait davantage les enfants se débrouiller. Aujourd’hui, il y a une crainte de l’extérieur, les petits sont beaucoup plus sous cloche.»
Bien souvent, les adultes projettent leurs propres craintes sur les risques que peuvent encourir leurs enfants, freinant par là même leur besoin naturel de bouger. Ils ont parfois aussi tendance à sous-estimer les capacités des petits, empêchant ainsi une forme de responsabilisation. Des constatations empiriques ont toutefois relevé que, si on laisse un petit se débrouiller par lui-même, il y a peu de risques qu’il se mette réellement en danger. Car, dans le cadre d’un environnement sûr et adapté, la plupart des enfants sont capables d’auto-estimer leurs limites.
Les contraintes en termes de sécurité imposées aujourd’hui dans les écoles ou encore la peur de représailles juridiques en cas de blessures compliquent également la tâche des enseignants, et ont un impact important lorsqu’il s’agit de prévoir des sorties ou des activités physiques.
Différences culturelles et régionales
«Beaucoup d’entraves sont également liées au contexte des parents, nuance Fabio Peduzzi, coordinateur du programme PAPRICA petite enfance, projet visant à former les professionnels de la petite enfance au conseil en matière d’activité physique (lire encadré). Il ne faut pas rendre les parents responsables des contraintes qui sont liées à leur environnement, comme la nécessité de se déplacer en voiture, de travailler plus pour répondre aux pressions financières ou encore la force des campagnes marketing qui incitent les enfants à vouloir des smartphones ou des tablettes.»
Dans le cadre de groupes de discussion composés d’une trentaine de familles d’origines variées, Fabio Peduzzi a également pu tirer un lien entre la situation de la famille et la propension à l’activité physique. «Les familles migrantes ou aux ressources financières peu élevées sortent moins, car elles ont parfois peur d’être confrontées à la richesse des autres dans la rue, analyse-t-il. Le manque de place dans les habitations est aussi un facteur important de sédentarité. Quant aux familles de classe moyenne ou aisée, nous avons parfois constaté des difficultés à organiser des activités sportives dans un emploi du temps par ailleurs surchargé.»
Si les filles ont statistiquement aussi tendance à moins bouger spontanément, des différences régionales sont également à constater. Il apparaît que les enfants préscolaires en Suisse romande sont moins actifs et adoptent davantage de comportements sédentaires que leurs congénères en Suisse alémanique. Une étude a ainsi démontré que les enfants d’une vingtaine d’écoles enfantines de la région lausannoise passent en moyenne septante-quatre minutes par jour à jouer à l’extérieur, soit trente-cinq minutes de moins que les petits Suisses alémaniques.
«Il semble qu’il y a un rapport plus évident à la nature chez les Alémaniques, les structures mises en place pour les enfants sont beaucoup plus osées et il y a moins de craintes quant au risque de blessures, appuie Anouk Longchamp. La preuve avec l’expérience identique menée dans des cours d’école des deux parties du pays et dans lesquelles un tronc d’arbre a été déposé afin que les enfants puissent exercer leur équilibre. Résultat: en Suisse romande, il n’a fallu que deux semaines avant qu’il ne soit enlevé, par peur que les enfants ne tombent ou se blessent avec des échardes.»
Des brochures à l’intention des familles
Initialement créé afin de former les médecins de premier recours au conseil en matière d’activité physique auprès des adultes, le projet PAPRICA a été adapté en 2011 à la pédiatrie. Si les problématiques de l’alimentation ou des risques d’obésité étaient régulièrement évoquées par les pédiatres durant les consultations, ces derniers avaient tendance à occulter, faute d’informations et de sensibilisation à ce sujet, la question de l’activité physique ou de la sédentarité d’un enfant.
Lors de la mise en place de ce programme, des groupes de parole incluant les familles ont permis d’identifier le manque d’un outil spécifiquement adapté au développement des 0-6 ans. Raison pour laquelle cinq dépliants ont été spécialement créés, notamment en collaboration avec l’Hôpital de l’enfance à Lausanne, le CHUV et le programme Ça marche!, afin de proposer des activités pour mettre l’enfant et sa famille en mouvement.
Extrêmement didactiques, peu culpabilisants, ces fascicules suivent le développement psychomoteur de l’enfant entre 0 et 9 mois, 9 et 18 mois, 18 mois et 2 ans et demi, 2 ans et demi et 4 ans, 4 et 6 ans. Ils s’attachent également à proposer des activités à faire avec peu de temps, lorsqu’il pleut, lorsqu’on est trop fatigué pour bouger ou encore lorsqu’il y a peu d’espace à disposition ou que l’on a peur de déranger ses voisins. Autant d’exercices adaptables aux contraintes du quotidien et facilement réalisables avec les enfants sans nécessiter une infrastructure élaborée.
Ils rappellent aussi que les nourrissons devraient être actifs plusieurs fois par jour (passer du temps sur le ventre, le dos, ramper, jouer au sol) et que les tout-petits devraient être actifs une heure, voire trois heures par jour (jouer dehors, ramper, marcher…). Renseignements sur www.paprica.ch.