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Blanchiment d’argent: sale temps pour les avocats d'affaires

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Jeudi, 27 Novembre, 2014 - 06:00

Enquête. La fin du secret bancaire éclabousse des hommes de loi. La surveillance de leurs pratiques n’est pas adaptée.

Après avoir submergé le quartier des banques, le tsunami de la transparence fiscale remonte lentement vers les contreforts de la Cité de Calvin. Les remous nauséabonds soulevés par la vague menacent une profession longtemps considérée comme intouchable: celle des avocats d’affaires genevois.

«Je montais dans le bureau, je posais le sac dans un coin et on parlait d’autre chose.» Le dernier épisode en date, révélé la semaine dernière par le quotidien français Libération sur la base du témoignage d’un ancien homme de confiance de Serge Dassault, raconte comment l’héritier de l’avionneur français a pu transférer 56 millions d’euros en liquide, pendant près de vingt ans, de Vaduz à Paris, via Genève. Une partie de la somme aurait servi à acheter des voix dans la circonscription de Corbeil-Essonnes.

Pégase et Balzane

Ces transferts n’auraient pas été possibles sans le concours du célèbre avocat genevois Luc Argand, ancien bâtonnier, ex-président du Salon de l’automobile, partenaire de l’étude dePfyffer et actuel président de la Commission de surveillance des notaires. D’après les procès-verbaux de la justice française cités par le quotidien, c’est lui qui tenait les cordons des deux fondations du Liechtenstein qui alimentaient cette soif de liquidités, Pégase et Balzane.

Lorsque Serge Dassault faisait signe à son homme de confiance en Suisse, Gérard Limat, celui-ci «demandait l’autorisation de Me Argand et se rendait une à trois fois par an à Vaduz pour retirer du cash en francs suisses. Jusqu’à 12 millions d’un coup», précise l’enquête de Libération. Gérard Limat ne transportait pas lui-même les liasses à Paris. Il les confiait à une société genevoise de «compensation», Cofinor, alors spécialisée dans ce genre de services.

Cofinor. Ce nom qui se susurre dans les Rues basses de Genève depuis 1961 évoque une époque peut-être révolue, mais dont les démons commencent tout juste à remonter à la surface. Il rappelle qu’à l’ère du secret bancaire le transport de liasses était une industrie, et que les avocats y avaient une place de tout premier ordre. Même si ces derniers, contrairement à beaucoup de banquiers, préféraient ne pas trop se salir les mains. Cofinor avait fourni exactement les mêmes services de «compensation» à Liliane Bettencourt, l’héritière de L’Oréal. Dans cette saga-là, l’homme de confiance s’appelait Patrice de Maistre et l’avocat genevois René Merkt. Ce dernier l’avait même raconté avec délectation au magazine Le Point en 2012: «Je n’allais tout de même pas transporter l’argent dans mes poches. Je suis avocat, pas banquier.»

Au-delà des fréquentations franco-françaises de Luc Argand et de René Merkt, le volet américain de la chute du secret bancaire permet aussi de rappeler que, parmi les dizaines de «banquiers voyous» inculpés pour fraude fiscale, beaucoup étaient en réalité des avocats.

Appelez la police

Edgar Paltzer, par exemple, qui invitait le gotha zurichois aux «salons de l’esprit», en français dans le texte, organisés chez lui pour deviser philosophie. Inculpé, il a tout raconté à l’Oncle Sam. Il cachait du liquide dans son coffre et envoyait des chèques de 9000 dollars à ses clients par la poste avec mention «cartes postales». Moins chic que Pégase et Balzane.

Il y a aussi le Zurichois Felix Mathis, 61 ans, 1 mètre 73 et 79 kilos. Sa photo et son signalement s’affichent sur le site d’Interpol sous la rubrique «personnes recherchées», à la demande des autorités américaines. La notice rouge invite quiconque l’aperçoit à contacter le poste de police le plus proche. N’en faites rien: cet avis de recherche ne l’empêche pas d’exercer tout tranquillement au sein du cabinet Froriep à Zurich. A la belle époque, depuis ce même bureau, Felix Mathis organisait le retrait de milliers de dollars en billets de 100, qu’il fourrait dans des enveloppes pour les envoyer à ses clients.

Cette liste pourrait bientôt s’allonger. Ces derniers mois, des dizaines de banques suisses ont dû envoyer aux Etats-Unis les noms de tous les «intermédiaires» impliqués de près ou de loin dans la gestion de clients américains, avocats compris. «Ça pénètre un peu partout», lâche un membre haut placé de la Fédération suisse des avocats (FSA) qui ne souhaite pas s’exprimer publiquement. Le pire, souligne-t-il, est que, au vu de l’attitude combative des voisins de la Suisse, France en tête, «il n’y a pas de raison que ce risque reste limité aux Etats-Unis».

«Je suis avocat, pas banquier», disait René Merkt. Etrange réponse. Car en théorie, les hommes de loi qui se livrent à des activités d’intermédiaires financiers sont soumis aux mêmes règles que les banquiers. Ce système repose sur des «organismes d’autorégulation», appelés OAR, qui surveillent les activités de leurs membres. La Fédération suisse des avocats dispose par exemple de son propre OAR, spécialisé dans la surveillance des avocats intermédiaires financiers.

Problème: les règles qui s’appliquent à la profession ne sont plus à la hauteur des enjeux. «En général, le niveau d’auto­surveillance des banques a dépassé celui des avocats», reconnaît Paolo Bernasconi, lui-même membre de l’Ordre et ancien procureur du Tessin.

Que de la paperasse?

Confrontées les premières aux conséquences de la fin du secret bancaire, les banques ont réagi et nettoyé activement devant leurs portes. C’est d’ailleurs ce que démontre la récente affaire Dassault. Ce ne sont pas les autorités françaises qui ont mis fin au manège des millions d’euros en cash entre Genève et Paris, mais les banques. Elles ont fini, entre 2010 et 2012, par bloquer ces retraits inexplicables. Luc Argand avait dû expliquer à Serge Dassault que le système qui avait fonctionné pendant vingt ans ne marcherait plus. Il faudrait dorénavant fournir un «dossier complet» pour répondre aux «règles minimales de la loi sur le blanchiment d’argent».

«Les banques ont été sensibilisées les premières par leur exposition à l’étranger», constate l’avocat genevois Shelby du Pasquier. Malgré le changement de pratique des établissements bancaires, les organes d’autosurveillance n’ont pas adapté leur attirail. Ils continuent d’organiser des symposiums, d’éditer des brochures et de mettre en place des formations continues, comme ils l’ont toujours fait. Les OAR séviraient parfois, dit-on, mais leurs éventuelles enquêtes et sanctions se déroulent sous le lourd rideau du secret. «Il y a eu des sanctions, mais elles ne sont pas forcément rendues publiques», témoigne Shelby du Pasquier.

Pour Paolo Bernasconi, le système d’autosurveillance des avocats d’affaires doit aujourd’hui faire la preuve de son efficacité. «Tout comme pour les banquiers, les agissements d’avocats qui violent les droits étrangers sont inacceptables, tonne-t-il. Si des sanctions ne sont pas prises, cela voudra dire que toutes ces règles d’autosurveillance ne sont que de la paperasse. Ce serait inacceptable.» Paolo Bernasconi note que, au Tessin, «l’OAR des avocats ouvre régulièrement des enquêtes lorsque des médias font état de soupçons» sur l’implication de ses membres dans des affaires de fraude ou de blanchiment.

Et pour Luc Argand? Qu’en est-il aujourd’hui à Genève? L’OAR de la Fédération suisse des avocats a-t-il ouvert une enquête à la suite des révélations de Libération? «Le secret de fonction étant applicable, l’OAR ne communique pas au sujet des mesures et des décisions qu’il prend», répond son responsable, l’avocat genevois Didier de Montmollin. Luc Argand n’a pas répondu à nos messages.


La facture du bâtonnier

Des questions se posent sur les règles qui s’appliquent non seulement aux avocats d’affaires, mais aussi aux pénalistes, notamment dans les affaires économiques. Exemple avec Jean-Marc Carnicé, bâtonnier genevois, et les millions cachés de sa cliente lettone.

Un avocat doit-il dénoncer son client s’il s’aperçoit que celui-ci tente de se soustraire à la justice? Doit-il se soucier de l’origine des honoraires qu’il reçoit en échange de ses services? Plus délicat encore: que faire s’il en vient à se douter que les fonds qu’il a déjà perçus pourraient bien provenir du crime dont il est chargé de nier l’existence? «Cette question, tout avocat pénaliste se l’est posée un jour», confie l’un d’entre eux.

Jean-Marc Carnicé, actuel bâtonnier de l’Ordre genevois, lui aussi se l’est récemment posée à propos d’une de ses clientes. Il a choisi de ne rien faire, et de garder l’argent.

Olessia Jemai est une femme d’affaires suisse et lettone de 53 ans, active dans le commerce de coton au Tadjikistan. Sa société genevoise, Jecot SA, a été condamnée par une cour civile de Londres pour avoir blanchi 35 millions de dollars issus d’une fraude rocambolesque qui avait vu des palettes entières de billets verts transiter par les coffres de la banque Bordier & Cie en 2011.
Prévenue des mêmes faits à titre individuel par la justice pénale genevoise, Olessia Jemai joue au chat et à la souris depuis maintenant plus de trois ans avec le procureur Marc Tappolet, dissimulant habilement des millions de dollars de compte en compte entre Douchanbé, Riga, Paris et Genève. Et, à ce petit jeu, la tradeuse de coton semble toujours avoir un coup d’avance.
En théorie, Olessia Jemai ne devait plus pouvoir retirer un kopeck des comptes bancaires de Jecot SA, tous bloqués sur l’ordre des justices genevoise et britannique. Les recherches de L’Hebdo montrent pourtant que l’étude BCCC Avocats, dont Jean-Marc Carnicé est associé, a touché 40 504 francs d’honoraires, le 28 mars 2013, provenant d’un compte de Jecot SA ayant mystérieusement échappé aux séquestres.

Ce virement suffisait à établir qu’Olessia Jemai ne disait pas toute la vérité face à la justice. La prévenue avait assuré, lors d’une audience face au procureur Tappolet et en présence de Jean-Marc Carnicé, qu’elle ne «disposait pas d’autres comptes que ceux qui avaient déjà été bloqués». Curieusement, il s’avère que la tradeuse de coton avait mentionné l’existence d’un compte supplémentaire lors d’un interrogatoire de police, deux ans auparavant, sans que le procureur Tappolet réagisse. «Je n’ai pas assez d’argent pour payer mes avocats, répétait pourtant Olessia Jemai en 2012, quelques mois seulement avant de virer 40 504 francs à BCCC Avocats, et alors que les salaires de ses employés restaient impayés.

Le compte en question a finalement été bloqué par le procureur. La société Jecot SA a été déclarée insolvable, dans des conditions suffisamment troubles pour que l’Office des faillites dépose plainte pénale.

L’avocat et le pizzaiolo

Pour ce qui est des honoraires de Jean-Marc Carnicé, il n’y a pas besoin de chercher loin dans la jurisprudence pour comprendre l’étendue du problème. Dans un arrêt de 2006 resté célèbre au sein de la profession, le Tribunal fédéral avait autorisé la confiscation d’honoraires perçus par des avocats qui pouvaient se douter que les fonds qu’ils avaient touchés provenaient d’une fraude et violaient une mesure de séquestre.

Sur le papier, la règle est claire. «L’avocat ne peut pas être rémunéré ou recevoir de provision dont il sait l’origine criminelle», explique Jean-François Ducrest, lui-même ancien bâtonnier genevois.

Dolus superveniens!

Les juristes les plus éminents ont analysé et commenté les implications de l’arrêt de 2006. Le professeur Alain Macaluso, notamment, a souligné en 2013 tous les aspects «problématiques» de l’éventuelle confiscation d’honoraires, étant donné la «nature particulière du mandat qui s’impose à l’homme de loi». Le droit d’être défendu est un pilier des droits de l’homme, et le secret professionnel de l’avocat en est indissociable. Le travail de l’avocat mérite rétribution, et la clientèle du pénaliste est par nature susceptible d’avoir commis un crime. Pour autant, l’avocat se rend-il coupable en acceptant des fonds dont il peut se douter de l’origine illicite?

La réponse sur laquelle s’accordent les experts est finalement très simple. Le critère déterminant pour juger l’attitude d’un avocat n’est autre que sa bonne foi.

Exemple. Et si, outre de régler sa facture à l’étude BCCC Avocats, ce 28 mars 2013, Olessia Jemai avait également payé son addition à la pizzeria du coin avec les mêmes fonds? La justice devrait-elle se retourner contre cet établissement? La réponse est non, puisque le restaurateur ne pouvait raisonnablement pas se douter que sa cliente réglait l’addition avec le produit d’un crime. Jean-Marc Carnicé pouvait-il en dire autant au moment de toucher ses 40 504 francs d’honoraires depuis un compte de Jecot SA?

«Il est normal que la justice considère l’avocat comme étant de totale bonne foi, explique Jean-François Ducrest. Ce n’est qu’à partir du moment où le doute sur l’origine des honoraires qu’il perçoit intervient dans son esprit que le montant reçu devient potentiellement impur.»

La doctrine estime que, dès l’apparition de ce doute – dolus super­veniens! –, l’avocat doit prendre une décision. Quelques solutions s’offrent à lui: il peut demander un nouveau versement dont il sera cette fois certain de l’origine légitime, résilier son mandat s’il le peut ou demander sa nomination comme avocat d’office.

Dans le cas d’Olessia Jemai et de Jecot SA, dont tous les avoirs étaient officiellement séquestrés, cette solution aurait pu paraître la meilleure. Problème: le tarif de 200 francs de l’heure offert par l’assistance judiciaire pour un juriste expérimenté ne couvre même pas les frais de fonctionnement d’une étude telle que BCCC Avocats.

Dès lors, le choix de Jean-Marc Carnicé d’accepter l’argent était-il à la hauteur de sa réputation? A-t-il respecté l’éthique professionelle défendue par le conseil de l’Ordre qu’il dirige aujourd’hui en tant que bâtonnier? «Lorsque j’ai reçu les fonds en question, je ne disposais d’aucun élément qui m’aurait permis de supposer qu’ils pouvaient provenir d’une infraction, ce qui est d’ailleurs aujourd’hui encore catégoriquement contesté par ma mandante, répond Jean-Marc Carnicé. J’étais donc de parfaite bonne foi.»

Il n’est pas sûr que ces questions soient tranchées un jour. Jean-François Ducrest reconnaît que, outre le cas exemplaire de 2006, «la justice a jusqu’ici montré, avec raison, une certaine retenue» en la matière. Selon lui, les autorités pénales seraient «conscientes de la notion de droit à la défense» et hésiteraient à s’attaquer trop frontalement à ceux qui la garantissent quotidiennement face à elles dans les tribunaux et les parloirs.

Dimanche compris

Même sous le coup d’un jugement civil britannique la déclarant coupable, Olessia Jemai jouit de la présomption d’innocence dans le volet pénal de l’affaire instruite à Genève. Reste que, après avoir découvert un nouveau compte caché par la tradeuse de coton, le procureur Tappolet en a soudain eu assez de ces manigances.

A l’issue de la 79e audience, le vendredi 7 novembre, il a ordonné l’arrestation d’Olessia Jemai. Dès le dimanche suivant, Jean-Marc Carnicé s’est déplacé en personne devant le Tribunal des mesures de contrainte chargé de statuer sur le bien-fondé de la mesure de détention.

Selon un témoin, sa plaidoirie était excellente. Olessia Jemai a été libérée sur-le-champ. Interrogé sur l’origine des honoraires de cette intervention dominicale et de tous les autres qu’il a pu percevoir depuis le virement de mars 2013, le bâtonnier n’a pas souhaité répondre. Le procureur Tappolet a convoqué la tradeuse de coton à une 80e audience, qui ne sera probablement pas la dernière dans cette affaire.

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Salvatore Di Nolfi Keystone
Brendan Mcdermid Reuters
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