Vécu. L’exposition nationale quinquagénaire a marqué les esprits suisses comme peu d’événements. Trois nouvelles parutions en témoignent. Dans «L’étonnante visite de l’Expo 64 du Petit Nicolet», notre confrère Luc Debraine livre son «faux témoignage». Bonnes feuilles.
«Monsieur le Juge,
Je tiens à confesser devant vous un fait de faux témoignage.
J’ai souvent dit, lorsqu’on me posait la question, que je me souvenais bien de l’Expo 64. J’avais 6 ans à l’époque de ce grand rendez-vous national. Pas encore l’âge de raison, certes, mais j’avais tout de même dépassé le stade du miroir. Vous savez, celui où on se dit «C’est moi!» devant une glace, au lieu de se demander qui diable peut être le gamin aux bonnes joues qui se présente soudain devant nous. J’avais des culottes courtes, une casquette et je suivais, un rien paniqué, les cours de l’école enfantine au Mont-sur-Lausanne. Presque un grand, donc.
Donc, sans avoir jamais entendu parler de Georges Perec, dont j’ai connu la femme Paulette bien plus tard, j’ai dit et répété que je me souvenais de:
Le monorail qui serpentait au-dessus et au travers des pavillons.
La grande statue de Gulliver.
Le jardin d’enfants avec ses costumes aux chapeaux rouges et ses poussins à l’intérieur du bâtiment. J’avais même pris l’un de ces malheureux oisillons entre mes mains, l’avais ausculté du bec au croupion et serré tant et si bien que je l’avais reposé raide mort dans la sciure de bois, au sol.
La machine à Tinguely qui couinait.
L’immense, la si colossale tour Spirale qui s’élevait loin au-dessus du site. Je mesurais un peu plus d’un mètre, elle en faisait cent fois plus.
Le pavillon des drapeaux de toutes les communes suisses.
Le logo rouge qui jouait si habilement de la croix fédérale et du «E» d’«Exposition».
En fait, non. Nous voilà au cœur de l’affaire, Monsieur le Juge.
A 50 ans passés, je me rends compte que la mémoire n’est en rien cette madeleine dorée que nous a vendue Marcel Proust. Elle est une pâte recuite, informe et truffée de fragments grumeleux qu’on peine à identifier. J’ai pris pour argent comptant des souvenirs qui n’étaient que ceux de photos aperçues bien plus tard. Elles me disaient vaguement quelque chose, ces photos. Elles n’étaient en fait que la réminiscence d’autres photographies découvertes auparavant. Je tenterai comme vague excuse d’avancer le fait que j’avais un père reporter-photographe. Il avait documenté en détail l’exposition nationale de 1964. Pour les magazines L’illustré et Life, ainsi que pour le livre officiel de la manifestation, que je garde toujours comme un talisman. Bref, l’abondance d’images nuit à la clarté de la mémoire.
Quant à l’épisode meurtrier du poussin, j’ai croisé deux autres souvenirs, comme l’on dit tare pour barre. Ma chère épouse m’a raconté un jour que l’un de ses amis proches (je tairai son nom) avait réellement commis ce forfait dans le jardin d’enfants sponsorisé par Nestlé, à l’Expo 64. Si je fais le malin en mentionnant le mécénat de Nestlé, c’est que je viens de regarder dans Wikipédia ce qu’il en était de cet enclos pour marmots, il y a cinquante ans à Vidy.
Or, à peu près à la même époque, alors qu’un matin je m’ennuyais ferme dans la chambre de ma cousine Danielle dans la petite ville de Troyes en France, j’avais ouvert la porte de la volière, saisi l’un des petits oiseaux exotiques qui s’y trouvaient, l’avais regardé en le serrant trop fort et étouffé aussi sec. Je l’avais reposé dans la volière en souhaitant que mon crime passât inaperçu.
Pas du tout. Malgré ce que suggèrent les Monty Python dans leur célèbre sketch du Dead Parrot, rien ne ressemble plus à un oiseau mort qu’un autre oiseau mort. Le gnome malfaisant que j’étais alors s’était fait vertement engueuler. J’ai ensuite oublié l’épisode, l’ai croisé avec l’autre susmentionné avant qu’il ne me revienne avec l’évidence d’un boomerang assommeur de kangourou.
En vérité, Monsieur le Juge, encore un instant d’attention s’il vous plaît, je ne me remémore qu’une chose, en ce qui concerne cette belle exposition nationale. C’est une image flottante, à l’exemple de la mémoire du même nom. Telle une scène que l’on aperçoit du coin de l’œil, de manière subreptice, avant que l’on passe son chemin. Quelle chose, ne me demandez-vous pas? Le train qui n’avait qu’un rail. Comme moi-même je n’ai qu’un souvenir de l’Expo 64.
A bien examiner les raisons de ce faux témoignage, je dirai qu’il est le produit d’un fantasme. Vous savez, l’une de ces constructions a posteriori qu’a si bien décrites le Dr Sigmund Freud. Une sécrétion de l’esprit sous l’effet d’un désir inconscient. Et ce désir, c’est bien celui qu’a diffusé en abondance cette exposition entre le printemps et l’automne 1964. Un événement exceptionnel dont j’aimerais tant me souvenir avec précision. Je ne le peux pas. D’où les ratés de ma machine à produire des images en couleur sur papier glacé.
Voilà mon forfait avoué, Monsieur le Magistrat. Jugez-moi, je le mérite, je n’ai presque aucune excuse. Mais permettez-moi auparavant de vous poser une question. Vous avez l’air, sauf votre respect, d’avoir à peu près le même âge que moi. Et vous, quels sont vos souvenirs de l’Expo 64?»
Retrouvez la galerie d'images des mémoires de l'Expo 64.
Trois ouvrages sur l’Expo 64
Des souvenirs racontés à la première personne, l’analyse d’une exposition vue comme un médium à part entière, le recueil d’une collection d’articles de 24 Heures: riche actualité éditoriale sur le grand rendez-vous quinquagénaire de Vidy.
L’étonnante visite de l’Expo 64 du Petit Nicolet Demander à quelques-uns des 11 728 406 visiteurs de raconter leurs souvenirs de l’exposition nationale. Tel a été le principe de ce livre aussi original qu’amusant, conçu par la journaliste Florence Perret et illustré par Louis Morier-Genoud. Le journal de bord de l’un de ces visiteurs, le réalisateur Philippe Nicolet, 11 ans à l’époque, traverse le livre comme un fil rouge. Parmi la quarantaine de souvenirs, ceux de Marlène Belilos, Robin Cornelius, Jacques Pilet, Charles Poncet ou Daniel Rausis.
Revisiter l’Expo 64 Et si l’Expo 64 avait été bien davantage qu’un miroir tendu au pays il y a cinquante ans? N’a-t-elle pas été un médium à part entière, mettant en relation des milieux, intérêts et opinions très divers? Ce livre collectif, dirigé par Olivier Lugon et François Vallotton, de l’Université de Lausanne, met en lumière les projets rejetés, les controverses oubliées, les répercussions de l’événement sur la Suisse entière. En particulier dans la politique, l’économie, les arts et les médias.
Ed. Presses polytechniques et universitaires romandes
Expo 64, 50 ans après Cette année, le quotidien 24 Heures a consacré une très complète et intéressante série d’articles sur l’exposition nationale, après tout le plus grand événement jamais organisé en terres vaudoises. L’occasion de revenir en détail sur cette ode à la consommation, ce prodige technique, le mésoscaphe, l’uniforme des hôtesses, mais aussi les limites du modèle suisse à l’époque ou la faible place de la femme dans la société… De «L’âge du tout à la voiture» à «Un avenir encore brumeux», cet ouvrage groupe une trentaine d’articles parus cet été dans le quotidien vaudois.
Ed. Favre