Rituel. Des people au petit peuple, toute la ville fréquente ces cantines de quartier au décor et à la cuisine immuables. Un melting-pot new-yorkais qui continue de résister aux modes et à la folie immobilière.
Philippe Coste
Il devait s’asseoir là, sur l’un des tabourets de moleskine rouge striés de mauve, alignés comme des champignons comiques sous le zinc du comptoir Art déco. Peut-être regardait-il par la vitrine passer le temps et la cohue sur Broadway, comme l’un de ces noctambules mélancoliques immortalisés par le peintre Edward Hopper. A moins qu’il n’ait préféré s’asseoir sur les banquettes surmontées des porte-chapeaux en chêne inchangés depuis les années 40. Barack Obama venait souvent au Tom’s Diner quand il était encore seulement un étudiant de l’Université Columbia, toute proche, absorbé par l’écriture des Rêves de mon père (Presses de la Cité), son autobiographie précoce. Chaque fois que le chauffage de son appartement de la 109e Rue tombait en panne, le futur président n’était qu’un New-Yorkais, un transfuge venu se réchauffer ici, sous ces néons colorés, devant un plat du jour rissolé dans la quintessence new-yorkaise.
Qu’on les appelle «diners», «luncheonette» ou simple «coffee-shop» de quartier, que leur enseigne lumineuse décline Tom’s, Utopia, City Diner ou Waverly, ces cantoches appartiennent autant à la mystique urbaine que l’horizon de Manhattan ou ses ponts majestueux de l’East River. Des chercheurs en histoire de l’art s’évertuent toujours à identifier, peut-être autour de la 37e Rue, le boui-boui qui, en 1942, avait inspiré Nighthawks à Hopper. Mais l’effort est inutile. La scène aurait pu être peinte aujourd’hui, dans l’un de ces dizaines de restaurants d’un autre âge, reconnaissables au skaï rouge de leurs sièges, aux boiseries rescapées des années 30, à leurs lustres ronds sous les plafonds en zinc, et ce petit carrelage où semblent patiner des serveurs sexagénaires à l’accent grec ou irlandais. Escortés par un nuage de graillon, par le bruit des casseroles et des invectives venu de la cuisine ouverte, ils défendent toujours, dans une ville livrée au diktat de la cuisine fusion et aux additions exorbitantes, le droit du tout-venant à un vrai repas pour le prix de deux ou trois McDonald’s.
Encore faut-il que le client déchiffre leurs menus, parfois longs de 15 pages, où la moussaka côtoie le hamburger, le foie de veau, le minestrone, le meilleur comme le pire. Le café peut y être vénéneux ou damer le pion à Starbucks, les salades peuvent laisser à désirer et le «plat du jour» receler des trésors hérités d’une aïeule juive des Balkans ou d’une maman du Péloponnèse.
De génération en génération
Pour la plupart ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils rythment le temps d’une ville démente, le ralentissent même, à l’heure des petits-déjeuners, quand les habitués commandent leurs omelettes géantes à 6 dollars ou un «Adam et Eve sur un radeau», deux œufs pochés sur un toast. A midi, aussi, quand les cravatés des banques, les employés de la voirie se relaient sur le même formica. Et la nuit, surtout la nuit, lorsque les punks à crête fluo, les travelos et les couples en goguette bavardent à l’aube avec les lève-tôt en quête des premiers breakfasts. Les artistes, et les intellectuels ne sont pas en reste, sont à l’affût de ce grand magma humain. Tom Waits a trouvé l’inspiration pour l’un de ses chefs-d’œuvre, Nighthawks at the Diner, à l’Empire de Chelsea et au défunt Cheyenne de la 9e Avenue. La chanteuse Susan Vega a composé son meilleur album, Tom’s Diner, sur l’une des tables proches de la fenêtre.
Dans le même restaurant, près des photos des idoles du base-ball et des acteurs de la série Seinfeld, tournée en studio dans une copie aseptisée de la salle, le portrait hilare d’un autre habitué, le Pr Cornel West, spécialiste des relations interraciales et des classes sociales, semble tenter de dérider la caissière taciturne. Les hommes politiques rôdent aussi dans les diners. Michael Bloomberg, l’ancien maire, passe encore au Viand Cafe, son repaire de l’Upper East Side. Et son successeur, Bill de Blasio, vient encore sentir son peuple au Cozy, sur Broadway, au niveau d’Astor Place.
Tout ce brassage démocratique doit être bon pour le business car, dans une ville où les enseignes peuvent fermer après un mois d’activité, les diners fonctionnent le plus souvent depuis des décennies, repris de génération en génération par les mêmes familles. Odessa, le vénérable diner ukrainien, a tenu durant cinquante-huit ans son coin de l’Avenue A avant de succomber, en 2013, aux montants absurdes des loyers du nouvel East Village. Mais le Café Edison, un bijou d’opulentes colonnades niché dans l’hôtel du même nom, à Broadway, propose toujours ses blinis et ses matzo balls depuis plus de trente ans. Cup & Saucer, un comptoir exigu de Canal Street ouvert en 1940, a connu ses premières rénovations en 1988 avec l’arrivée d’un nouveau propriétaire et, vu la métamorphose de son quartier, le Lower East Side, de lents amendements à son menu d’origine. La recette de la soupe de poulet grassouillette est d’époque, le sandwich au poisson frit fait jaser les habitués sur l’internet et Nick, l’un des deux patrons, reconnaît, dit-on, tous les clients de retour.
Vitrine des revers et des gloires du rêve américain
New York, malgré ses crimes contre sa mémoire (le massacre du Bronx! La démolition de la Pennsylvania Station!) se veut toujours la ville la plus rétro d’Amérique. Et certes, en dépit des prix délirants de l’immobilier, elle tolère toujours quatre ou cinq restaurants de plain-pied, des stand alone diners à l’ancienne, occupant un espace où tiendraient aisément les fondations d’un gratte-ciel. Le Pearl Street Diner, lové contre un immeuble de vingt-quatre étages à Wall Street, le Market Diner, sur la 11e Avenue, et le légendaire Empire Diner, à Chelsea, dont les flancs d’aluminium cachent aujourd’hui un restaurant fort chic, témoignent de l’époque où ces cantines nichaient dans des wagons ou des caissons de métal construits à la chaîne par des industriels spécialisés. Le musée Smithsonian, à Washington, vitrine de la culture américaine, expose l’un de ces temples de la «tortore» à deux ronds datant des années 20, installés alors en bord de route pour nourrir la middle class fauchée de la Grande Dépression et les masses ouvrières des chantiers du New Deal. Mais leurs façades lustrées scintillent toujours aux quatre coins de l’Amérique et près de New York, dans les grands espaces des banlieues du New Jersey ou de Long Island. Elles reflètent les revers et les gloires du rêve américain.
Sur Broadway, entre Astor Place et Waverly, il faut voir Mike Stratidis, le patron, diriger à midi comme un chef d’orchestre la ruée des clients vers les tables du Famous Cozy Soup’n’Burger. Arrivé de Chios, son île natale dans la mer Egée, en 1968, l’ancien boy des paquebots n’a pas tardé à faire venir son père, son frère George et sa sœur, cerbère impavide affecté à la caisse, pour ouvrir, quatre ans plus tard, leur premier restaurant à deux pas de la New York University. Leur Iliade culinaire ressemble à celle de milliers d’autres immigrés grecs, toujours propriétaires de huit diners new-yorkais sur dix.
«Dans mon pays, tout le monde sait tenir une casserole», clame-t-il, mimant d’une main le moulage à la louche des steaks hachés de ses hamburgers et brandissant de l’autre une plaque de cuivre honorant la soupe aux pois cassés maison, recette héritée de sa grand-mère. La cuisine familiale pouvait être le job rêvé de tout immigrant non qualifié, mais les Grecs, entrepreneurs-nés, ont excellé au point de s’ériger en icônes de l’ordinaire new-yorkais. Leurs gobelets de café en carton bleu et blanc, ornés de petites frises du Parthénon et d’athlètes mycéniens, sont devenus des symboles de New York, reproduits en porcelaine dans tous les magasins pour touristes, et même sous forme d’aumônière de cuir dans la très chic boutique du MoMA.
Mais les valeurs se perdent. Mike, à 67 ans, espère toujours que son fils John, gérant en titre, et le neveu Dimitri poursuivront l’affaire, car, de l’Upper West Side à Chelsea, ses collègues sont maintenant contraints, faute de successeurs, de vendre le fruit d’une vie de travail à des chaînes de sandwicheries ou à des restaurateurs classiques.
«Dernier refuge contre la névrose et la dictature du fric»
Les mœurs changent, certes. En réponse aux nouvelles sophistications gastronomiques américaines, un panneau à l’entrée d’Eisenberg, un petit monument du Flatiron District, indique que le lieu «élève le taux de cholestérol de New York depuis 1929». Rien, effectivement, n’a changé dans ce long tunnel de boiseries sombres depuis l’époque où le président Hoover combattait Al Capone et le krach de Wall Street. Josh Konecky, le patron, s’extasie toujours devant la patine du repose-pieds du bar, en caressant le marbre noir du comptoir d’époque, mais il n’a que les loyers en tête. Son bail, renouvelé de justesse, lui garantit la survie jusqu’en 2022. «Au-delà? Les propriétaires du quartier demandent des loyers mensuels de 40 000 dollars aux nouveaux commerçants, grince-t-il. Combien de sandwichs devrai-je vendre pour tenir ces tarifs?»
Josh était un habitué d’Eisenberg avant de reprendre l’affaire en 2005. Son métier d’imprimeur exigeait une reconversion, et ce bavard jovial ne pouvait se résoudre à voir «fermer l’annexe de son living-room». Jodie Foster passe parfois. Et il sait que Spike Lee travaille dans son bureau voisin quand un coursier vient lui commander un sandwich au thon avec oignons hachés, son préféré. «Eisenberg appartient aux New-Yorkais normaux. C’est leur dernier refuge contre la névrose et la dictature du fric.»
Mike, de Cozy, approuverait, lui qui ne revient toujours pas de cette histoire: un jour d’affluence, il avait placé à la même table un homme et une femme qui ne se connaissaient pas. «Je les revois encore, bla-bla-bla bla bla, grands sourires. Quatre ans plus tard, un coup de fil. Un type me demandait de mettre une nappe blanche et des fleurs sur la table 2, près du comptoir.» Le soir, raconte le patron, ils sont arrivés tous les deux, et le galant a sorti sa bague au dessert. «Nous sommes des diners de New York, lance Mike. Mais, vous voyez, nous ne vendons pas que de la soupe.»
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