Immersion. Autrefois creuset de l’immigration new-yorkaise, le sud-est de Manhattan est aujourd’hui tendance. Galeries d’art et commerces de mode y prospèrent sans tuer l’âme d’un quartier où bat le vieux cœur de la ville.
Axel Gyldén
Qui a dit que Manhattan n’était plus ce qu’il était? Réponse: les gens branchés qui, chassés par des loyers exorbitants, ont déménagé à Brooklyn, sur l’autre rive de l’East River. Pour eux, le cœur de New York n’est plus, au mieux, qu’un «vaste centre commercial » et, au pire, qu’un vulgaire «parc d’attractions pour touristes». Qu’ils viennent donc faire un tour dans le Lower East Side, le quartier hype du moment! Bien davantage qu’à Chelsea (trop cher), dans le Village (inabordable), dans Meatpacking District (trop bling-bling) ou encore à Little Italy (un attrape-nigaud, en effet), c’est «ici que ça se passe».
Au début, on ne remarque rien, sinon l’absence d’espaces verts et la faible hauteur des bâtiments, dont les façades en briques sont zébrées par des escaliers de secours. Pas de monuments, pas de grands magasins ni de sièges sociaux, aucune enseigne connue. Juste une atmosphère, un feeling, une ambiance de quartier qui a presque partout disparu à Manhattan. «Tout le monde est friendly («sympa»), je connais tous mes voisins, on se dit bonjour, on se rend des services, explique Georgia Fenwick, dont la friperie chic, avec une photo de Brigitte Bardot au mur, fait le bonheur des fashionistas. Ici on prend le temps de vivre: pas de rush comme à Wall Street ou à Midtown. Les gens qui viennent ont du goût et un «œil» vestimentaire. Ils osent. Chacun est unique et existe individuellement.»
Mannequins surtatoués, hipsters embagousés, skateurs over-cool, jeunes artistes à piercings, modeuses en Ray-Ban, serveuses sexy constituent la nouvelle faune de ce quartier rock’n’roll et branché qui fut le creuset de l’immigration new-yorkaise depuis le XIXe siècle, comme l’ont raconté à l’écran Martin Scorsese (Gangs of New York) et Sergio Leone (Il était une fois en Amérique).
Mieux vaut avoir un look et une attitude
Le Lower East Side se définit autant par sa faune, qui dépasse rarement l’âge canonique de 40 ans, que par la variété de ses commerces: boutiques d’accessoires de mode, galeries d’art en vue, pop up stores (magasins éphémères) de toutes sortes, tatoueurs réputés, magasins de sex-toys ou encore restaurants bondés, comme les très en vogue Beauty & Essex (cuisine fusion), Schiller’s Liquor Bar (brasserie américaine) ou Russ & Daughters Appetizers (cuisine juive new-yorkaise). Sans oublier les coffee-shops hybrides, grosse tendance du moment. On y sert des expressos bio et du caffè latte, bien sûr, mais tout en proposant autre chose à la vente: selon la spécialité de chacun, du café et des planches de surf, du café et des tee-shirts imprimés, du café et des peintures abstraites.
Pour se fondre dans le décor du Lower East Side, ou «L.E.S.», mieux vaut avoir un look et une attitude. Chacun tient à être à la hauteur de la réputation un peu trash du quartier, berceau du mouvement punk, vers 1975. «Tout a commencé avec les Ramones au CBGB’s, la mythique boîte de nuit qui se trouvait à quelques rues d’ici, avant que le mouvement se prolonge à Londres avec les Sex Pistols », rappelle, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue, Chuck Guarino, dont la boutique de blousons de cuir customisés est en parfait accord avec son look punk-rockeur très étudié.
Voilà encore quinze ans, la réputation du Lower East Side était épouvantable. Les anciens s’en souviennent: «Dans les années 1990, les taxis ne s’aventuraient pas dans ce secteur infesté de dealers et de camés défoncés au crack », raconte par exemple, dans son atelier, l’artiste Linda Griggs, dont le travail actuel consiste à juxtaposer des images pornographiques trouvées sur Internet et des témoignages de jeunes femmes qui racontent leur «première fois». Mais, pendant les mandats des maires Rudy Giuliani (1994-2001) et Michael Bloomberg (2002-2013), le Lower East Side a terrassé ses démons. Chose inimaginable naguère: aujourd’hui, durant la journée, on peut même se promener dans les cités HLM situées en périphérie, au bord de l’East River, où vivent nombre de Latinos et d’Afro-Américains défavorisés.
Un concurrent sérieux du quartier de Chelsea
Il y a une dizaine d’années, les galeries d’art et les gens de la mode ont jeté leur dévolu sur le « L.E.S. », séduits par ses loyers peu élevés et ses rues bordées de boutiques désuètes : tailleurs à l’ancienne, retoucheurs, magasins de sous-vêtements pour grands-mères, épiceries tenues par des Portoricains ou encore le mythique Katz’s Delicatessen, cantine juive new-yorkaise fondée en 1888 signalée dans tous les guides touristiques. « Pas moins de 100 galeries sont aujourd’hui installées ici, ce qui fait du Lower East Side un sérieux concurrent du quartier de Chelsea », se félicite Natalie Raben, porte-parole du L.E.S. Business Improvement District, une organisation à but non lucratif vouée à la revitalisation commerciale, à la préservation du patrimoine et à la mise en place de festivals dans le quartier.
Ces dernières années, Orchard Street, un axe orienté nord-sud, s’est imposée comme une nouvelle frontière de la fashion, avec des enseignes hyperpointues comme Alexander Olch (cravates, nœuds papillon et pochettes pour hommes stylés, au n° 14), Billykirk (sacs et bagages pour métrosexuels trendy, au 16), Project n° 8 (concept-store multimarque, au 38) ou encore Pilgrim (prêt-à-porter vintage haut de gamme fréquenté par maintes célébrités, au 70). Sans oublier, de l’autre côté de la rue, le Fat Radish, au 17, une table appréciée des mannequins comme Dree Hemingway, petite-fille d’Ernest. Enfin, au n° 82, le spa très sélect de Christine Chin voit défiler des beautés de papier glacé: Christy Turlington, Gisele Bündchen, Penélope Cruz, Zoe Saldana... «Même Karl Lagerfeld aime le Lower East Side, où, en 2010, il a tourné la campagne publicitaire pour Chanel.»
Une sorte d’état de grâce plane, ces jours-ci, sur Orchard Street, Ludlow Street, Clinton Street et Rivington Street, les rues les plus emblématiques et animées du Lower East Side. «L’équilibre est presque parfait entre les jeunes branchés et les vieux du quartier, estime Eyal Tov, le copropriétaire du Shapiro’s, un restaurant très couru, qui s’est établi voilà dix ans dans le quartier où sa mère, une hippie, avait vécu dans les années 1960. Il y a un bon mix entre les anciens du quartier et les plus jeunes, designers, artistes ou créatifs âgés de 20 à 30 ans qui apportent un nouveau souffle, une énergie, un life style.»
Mais, dans un New York en voie de gentrification accélérée, cette belle harmonie semble fragile. «Tout cela va durer encore de deux à trois ans, voire cinq au maximum», pronostique, un tantinet pessimiste, Georgia Fenwick, installée dans le sofa de son magasin. De fait, les loyers augmentent régulièrement. Et les petits commerces traditionnels ne peuvent pas suivre. Certains s’en vont de l’autre côté du pont, à Brooklyn. Signe des temps : la proportion de la population latino est passée de 37 % à 25 % en dix ans. Plus fâcheux: le week-end, les « bridge and tunnel people » (les gens des ponts et des tunnels), c’est-à-dire les banlieusards aisés qui empruntent ces voies pour prendre d’assaut Manhattan, débarquent en n’apportant rien d’autre, précise une jeune branchée, que « leur comportement bruyant ».
Privilégier le petit commerce plutôt que les grandes surfaces
Cinq hôtels ont récemment ouvert leurs portes ou sont sur le point de le faire. Sur Delancey Street, qui conduit tout droit au pont Williamsburg et enjambe l’East River, un vaste parking fera place en 2015 à un mégachantier immobilier, comprenant neuf immeubles d’habitations avec 1 000 appartements en tout (certains sont destinés à des personnes à revenus modestes). Un musée Andy-Warhol, annexe de celui qui existe à Pittsburgh, en Pennsylvanie, ouvrira également. « Au début, les promoteurs voulaient tout miser sur le luxe, raconte Jan Hanvik, directeur du centre culturel Clemente-Soto-Vélez, qui abrite la plus importante concentration d’ateliers d’artiste au cœur du Lower East Side. Mais, après avoir discuté avec les acteurs du quartier, ils ont accepté de privilégier le petit commerce plutôt que les grandes surfaces. De plus, le musée Andy-Warhol s’est engagé à former des gens du quartier sans diplôme afin de les embaucher. Malgré tout, les gens commencent à se rendre compte qu’il y a quelque chose de précieux à préserver ici.»
A l’angle de Delancey Street et d’Orchard Street, le Tenement Museum (littéralement: le musée immeuble) s’y consacre. C’est sans doute l’un des musées les plus intéressants et méconnus de New York. Installé dans un bâtiment conservé dans son jus depuis 1935, il propose des visites guidées dans les minuscules appartements où, dans une promiscuité insensée, vivaient autrefois les immigrants. «Si le musée d’Ellis Island est consacré à l’arrivée des étrangers aux Etats-Unis, explique le directeur, Morris Vogel, qui est historien, nous, nous racontons leur histoire sociale, ce qu’ils ont fait ensuite, une fois entrés aux Etats-Unis : leur vie quotidienne, les difficultés liées à la langue, la façon d’élever leurs enfants, leur dur labeur et, finalement, comment ils ont changé le pays.»
Le Tenement Museum organise aussi des visites du quartier, y compris en français. Devant une ancienne taverne, un cinéma désaffecté, une vieille synagogue, le conférencier ou la conférencière évoque les vagues successives d’immigrants arrivés dans le Lower East Side : d’abord les Allemands, après la révolution de 1848, puis les juifs, fuyant les persécutions dans l’Empire tsariste, à partir de 1880. Mais aussi les Italiens (qui fondèrent Little Italy, à deux pas d’ici), les Chinois, dans les années 1950 (Chinatown est de l’autre côté d’Allen Street) ou encore les Portoricains. «Lower East Side, insiste Vogel, c’est un concentré d’histoire de l’Amérique.»
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