Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

la société vue par Matthieu Ricard

$
0
0
Mercredi, 24 Décembre, 2014 - 05:46

Entretien. Le moine bouddhiste et philosophe français estime qu’il ne faudra qu’une génération pour que l’on arrête de considérer la viande comme élément central de nos repas. Son «Plaidoyer pour les animaux» appelle à renoncer à instrumentaliser les animaux et se place sous le signe de la raison autant que de l’empathie. Il n’est pas le seul, et nous explique pourquoi.

C’est Franz-Olivier Giesbert qui, dans L’animal est une personne – Pour nos sœurs et frères les bêtes, nous exhorte à «descendre de notre piédestal» pour «retrouver, écouter, comprendre» les «milliards d’animaux issus de la terre et de la mer» que nous consommons chaque année. Ce sont une dizaine de personnalités parmi lesquelles Boris Cyrulnik et Michel Onfray qui, autour du même Giesbert, signent un Manifeste pour les animaux dénonçant les «60 milliards d’animaux terrestres et 1000 milliards d’animaux marins» que nous tuons chaque année pour notre consommation. C’est Aymeric Caron, chroniqueur désormais politiquement correct chez Laurent Ruquier, criant «No steak!» chaque semaine devant 2 millions de téléspectateurs. C’est Alain Ducasse qui décide de supprimer presque toute la viande des menus de son nouveau restaurant du Plaza Athénée: l’époque est à la remise en question de notre consommation effrénée de viande et, partant, de notre relation au règne animal. Matthieu Ricard, moine bouddhiste, photographe et auteur de best-sellers comme Plaidoyer pour le bonheur et L’art de la méditation, voit notre rapport au monde animal évoluer avec intérêt. Dans un Plaidoyer pour les animaux, suite logique de son Plaidoyer pour l’altruisme, il nous invite, dans notre intérêt autant que dans le leur, à étendre notre bienveillance à l’ensemble des êtres sensibles.

Votre «Plaidoyer pour les animaux» est un appel à la conscience ou à la raison?

C’est un humble appel à ne pas détourner le regard. Je ne suis pas là pour donner une vision normative de la société mais il m’a paru clairement que nous vivons un moment d’incohérence éthique, un hiatus. On a fait de gros progrès de civilisation. On ne pratique plus la torture, on a aboli l’esclavage, on ne brûle plus les sorcières. On s’occupe des droits de la femme, de l’enfant. Le pas supplémentaire serait de s’occuper aussi des animaux au lieu de les élever pour les tuer. On se trouve devant une incohérence morale que l’on doit tenter de résoudre. Je ne suis pas le premier, pas le dernier. J’apporte ma pierre à l’édifice de cette évolution que l’on considérera comme un progrès rétrospectivement, quand les choses auront changé. C’est un appel à la raison en ce sens que le massacre d’animaux que nous perpétrons chaque jour, la production industrielle de viande, la surpêche entretiennent la faim dans le monde, accroissent les déséquilibres écologiques et sont nocifs pour la santé. Un hectare de terre peut nourrir 50 végétariens ou deux carnivores. Pour produire un kilo de viande, il faut la même surface de terre que pour cultiver 200 kilos de tomates, 160 kilos de pommes de terre ou 80 kilos de pommes…

L’accueil reçu pour ce livre en début d’hiver a été plus houleux, plus complexe que lorsque vous publiez un ouvrage consacré à la méditation ou à la spiritualité, où les médias vous déroulent le tapis rouge. Ici, c’est à peu près comme si vous aviez fait un caprice de bouddhiste déconnecté des réalités…

Le sujet dérange. Cette exhortation à changer notre rapport au monde animal et notre alimentation remet en cause un héritage culturel et civilisationnel, puisque le christianisme officiel apprend la domination de l’homme sur l’animal, sur terre pour le servir. Une thèse reprise par Descartes, qui ira jusqu’à considérer l’animal comme une machine n’ayant aucune sensation. Cet anthropocentrisme est perceptible jusque dans nos lois qui considéraient les animaux, jusqu’à très récemment, comme des biens meubles inanimés. On ne cesse de me reprocher de m’occuper des animaux alors qu’il y a la guerre en Syrie et ailleurs, que des enfants meurent en Palestine. Comme si c’était l’un ou l’autre! Je soigne des milliers de patients chaque année dans les dispensaires que nous gérons en Inde et au Tibet par l’intermédiaire de ma fondation. Je suis au service de l’humanité, le fait que je m’intéresse aux animaux ne m’empêche pas d’être au service de l’humanité. Nous vivons dans un monde essentiellement interdépendant, où le sort de chaque être est lié à celui des autres. Il ne s’agit pas de s’occuper uniquement des animaux, mais aussi des animaux. C’est le sophisme de l’exclusivité: on ne vous dira pas que c’est une offense à la Syrie que de manger de la viande, mais ne pas en manger devient une offense à la Syrie. Ce n’est pas une offense à la Syrie que de remédier à la pauvreté dans le monde, mais ça devient une offense à la Syrie que de remédier à la pauvreté dans le monde en gardant les 700 millions de tonnes de grain qui sont utilisées pour l’élevage industriel pour la pauvreté dans le monde et en diminuant les élevages de viande industriels. Tout cela révèle le malaise par rapport à ce problème. On a mauvaise conscience. On voit qu’il y a une incohérence éthique. Il est désormais admis que la valeur de la personne humaine est non négociable. On ne peut pas instrumentaliser un être humain. Mais on s’est arrêté là, on a accepté en masse que l’on puisse instrumentaliser les autres êtres sensibles.

On vous accuse de prôner un retour un arrière. Est-ce le cas? Votre vision d’un monde parfait est-elle celle d’un monde passé, d’un paradis perdu?

Absolument pas. C’est à un pas supplémentaire dans la civilisation que j’appelle, à un degré supplémentaire de raffinement, d’intelligence. C’est un pas de civilisation que de revisiter certaines choses que l’on a considérées comme acquises. Les Aztèques trouvaient très bien de faire 4000 sacrifices humains par an pour que le soleil se lève… On en est revenu! On me reproche de vouloir m’extraire de la nature! Mais comment voulez-vous vous extraire de quelque chose dont vous faites entièrement partie?

Comment expliquez-vous cette schizophrénie morale qui nous fait d’un côté manger les animaux après les avoir élevés de manière industrielle, et de l’autre chérir nos animaux domestiques, leur accorder une importance démesurée dans les médias?

Au début, les animaux étaient considérés comme des êtres vivants égaux. Ensuite, les hommes qui ont commencé à les domestiquer, à les élever, à les tuer se sont dit qu’ils n’étaient pas de mauvaises personnes, et pour ne pas passer pour des criminels à leurs propres yeux, ils ont commencé à dire que les animaux avaient été créés pour notre usage. On a ensuite développé toute une philosophie qui justifie l’instrumentalisation des animaux – ils n’ont pas d’âme, ils ne sentent rien, ils sont nés pour cela. Tout en gardant l’ambiguïté fondamentale du fait que les animaux faisaient aussi partie de la famille. L’argument est le même pour la corrida: on vous dit que les taureaux que l’on tue n’ont été élevés que pour cela, que c’est leur destin. Comme s’il était inscrit dans leur ADN que leur raison d’être est de mourir dans une arène. Comme si on trouvait encore normal de dire à un enfant d’esclave qu’il sera esclave parce que c’est comme cela, que parce qu’il est né enfant d’esclave on n’a pas besoin de s’interroger une deuxième fois sur son statut.

Comment alors en arrive-t-on à une instrumentalisation positive des animaux de compagnie?

C’est de la dissociation mentale. C’est un phénomène bien connu. La plupart des bourreaux ou des gens qui se livraient à des exécutions en masse pendant certaines tueries étaient notoirement de bons pères de famille ou de grands amateurs de musique classique. Avoir à s’occuper d’un animal est bénéfique pour certaines personnes. Cela fait partie du lien social. Dans les prisons, les homes pour personnes âgées, la présence d’animaux améliore la qualité de vie. Le rapport avec un autre être sensible est vital. Cela montre que les animaux ne sont pas des choses, pas des automates, puisqu’ils peuvent vous apporter tant sur le plan affectif.

Et vous? Depuis quand êtes-vous végétarien?

J’ai arrêté la pêche, que je pratiquais avec ma grand-mère, à 14 ans, parce qu’une fille qui était mon amie n’aimait pas cela. J’ai arrêté de manger de la viande quand j’ai rencontré mon maître bouddhiste, à 20 ans. Avant, je n’étais pas végétarien. Du jour au lendemain, j’ai arrêté sans aucune difficulté. Pourtant, j’aimais bien le gigot d’agneau. Mais maintenant, rien que l’idée de mettre dans ma bouche un morceau de viande sanguinolent me révulse. Ce sacrifice de nos papilles gustatives à la vie d’autrui est momentané. On me parle souvent de l’addiction, et du fait qu’on a toujours envie de manger de la viande. Mais cela n’a rien à voir avec les anciens accros à l’alcool ou à la drogue.

Etes-vous aussi végane, puisque ce mouvement ne consomme ni n’utilise tout ce qui est susceptible de faire souffrir ou d’instrumentaliser les animaux?

Je suis végane en Europe, à cause des conditions d’élevage des animaux, des poulets en batterie, etc. Mais en Inde et au Tibet, où je vis une grande partie de l’année et où je vois les vaches dans les champs, les yacks que l’on trait, je ne suis que végétarien. Ethiquement, je suis donc végétarien dans les pays où les animaux sont en liberté, et végane aussi strictement que possible là où cela se traduit par de la souffrance. C’est mon critère.

On ne naît donc pas végétarien, on le devient?

C’est un mélange de prise de conscience de la souffrance que l’on inflige – qui peut venir tôt, puisque l’empathie nous vient vers l’âge de 2 ans déjà –, de la culture dans laquelle on baigne et de ce que notre entourage nous dit et fait. Il n’y a rien de plus fort dans une culture que l’instinct d’imitation… Au Tibet, il y a un respect infini pour la vie des animaux. Quand on marche sur un chemin, si on croise une chenille, les parents avec les enfants vont aller avec une feuille chercher la chenille et l’enlever du chemin. Les enfants trouvent cela génial et ils vont ensuite toujours faire attention.

Faut-il plutôt tenter de changer les lois ou les habitudes d’abord?

Les lois sont nécessaires pour empêcher les excès commis par des personnes qui n’ont pas de considération pour autrui. Si l’éthique était bien appliquée, et généralisée, on n’en aurait pas besoin, puisque le fondement de l’éthique, c’est d’être libre d’agir tant que cela ne nuit pas à autrui. En ce qui concerne les animaux, la loi interdit désormais la cruauté gratuite envers eux, laquelle est passible d’une peine de prison. Mais la même loi prévoit des exceptions, comme la chasse, la pêche, l’élevage industriel, l’expérimentation animale. Il y a donc des progrès à faire, parce que du coup, les exceptions à cette loi sont très larges. On laisse passer beaucoup de souffrances infligées gratuitement aux animaux. La Commission européenne veut ainsi remplacer d’ici à 2030 le plus possible l’expérimentation animale par des techniques alternatives. Aller dans ce sens, légiférer à ce sujet, c’est souhaitable, c’est dans la continuation des lois qui protègent les êtres humains. Comme pour la corrida: on dit que porter atteinte à la corrida, c’est porter atteinte à la liberté. Oui, sauf si l’on considère qu’une liberté qui consiste en l’art de tuer n’est pas une liberté acceptable. Sinon, pourquoi empêcher un criminel d’être libre de voler une banque? La loi, à mon sens, doit protéger des êtres innocents auxquels on nuit parce que ça nous amuse. La notion de liberté ne s’applique donc pas en ce qui concerne la corrida.

Pourquoi semble-t-il si difficile aux gens de se passer de viande?

Par manque de connaissances scientifiques, puisque la plupart des gens pensent encore que c’est bon pour la santé. C’est que les lobbys des éleveurs de viande, des bouchers, de l’économie sont efficaces. Même les craintes d’anémie, de manque de fer sont infondées, sinon les 400 millions de végétariens en Inde seraient anémiques, et moi aussi, ce qui n’est pas le cas. Mais l’opinion publique est en train de changer rapidement. Même un journal conservateur comme Le Figaro Magazine titrait il y a quelques semaines «Faut-il tous devenir végétariens?» avec une conclusion plutôt positive. Et le magazine Books titrait en novembre «Le vrai scandale de la viande». C’est une conversation qui devient grand public, généralisée. Le tabou autour de la viande tombe. La question est réellement posée et la mobilisation autour des animaux ne cesse de croître depuis trente ans, elle n’est plus seulement l’œuvre de quelques animalistes forcenés. Il y a d’ailleurs aujourd’hui en France autant de végétariens déclarés que de chasseurs. C’est allé très vite en ce qui concerne l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics, assez vite pour l’esclavage, une génération… Je pense que, dans une génération, on aura fait nôtre cette utopie de H. G. Wells qui écrivait dans Une utopie moderne en 1907: «Pas de viande sur la planète ronde d’Utopie. (…) Je me souviens encore de ma joie, alors que j’étais enfant, à la fermeture du dernier abattoir.»


Profil
Matthieu Rcard

Né à Aix-les-Bains en 1946, fils du philosophe Jean-François Revel (né Ricard) et de l’artiste peintre Yahne Le Toumelin. Doctorat en génétique cellulaire en 1972. Interprète français du dalaï-lama depuis 1989, conférencier et membre fondateur du Mind and Life Institute, il a publié de nombreux ouvrages, traductions de textes tibétains, livres de photographies ou essais. En 2000, il a fondé l’association Karuna-Shechen.

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Lea Crespi / Pasco
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles