Interview. L’économiste américain Dennis Snower met en garde contre les conséquences planétaires de la chute du cours du pétrole.
Propos recueillis par Alexander Jung
Depuis l’été dernier, le prix du pétrole a chuté de plus d’un tiers. Est-ce une bénédiction pour l’économie?
On s’attend à un léger mieux, oui. Mais dans l’ensemble un prix du pétrole bas n’a pas de fortes répercussions. Le pétrole brut ne joue plus un rôle aussi important que naguère. Les entreprises en sont moins dépendantes, elles sont devenues plus efficientes, recourent aux énergies renouvelables. C’est pourquoi je juge limitée l’utilité économique directe d’un prix du pétrole à la baisse. Nous devons bien davantage rester attentifs aux effets politiques indirects et à leurs répercussions économiques. Elles pourraient être bien plus importantes.
A quelles répercussions pensez-vous?
Si le prix du pétrole continue de tomber et se maintient durablement à un niveau bas, les pays producteurs comme la Russie, l’Iran et le Venezuela seront sous forte pression. Que feront ces Etats s’ils sont en difficulté et deviennent instables? S’ils tentaient de faire oublier leur propre infortune par des actes agressifs, cela aurait des conséquences incalculables. Cela changerait la face du monde.
Pourquoi la situation des pays producteurs s’est-elle détériorée si vite?
Ces pays ne souffrent pas seulement de l’effondrement de leurs revenus du gaz et du pétrole. Leur problème est surtout qu’ils sont fortement endettés en dollars, or celui-ci s’évalue notablement face à leurs devises. Au total, les pays émergents cumulent une dette de 3100 milliards de dollars.
Assiste-t-on à la naissance d’une nouvelle crise de pays émergents comme en 1997/1998, quand le dollar était fort, le rouble faible et le prix du pétrole à la baisse?
A l’époque, les choses étaient un peu différentes. La crise se concentrait sur l’Asie, l’Europe se portait mieux, les Etats-Unis avaient réduit leur dette. Aujourd’hui, le contexte est beaucoup plus instable. On n’a encore jamais vu le monde dans une configuration aussi fragile. Un choc comme la chute du prix du pétrole peut avoir des conséquences désastreuses. C’est surtout le secteur financier qui me cause du souci. Six ans après le début de la crise, les marchés sont loin d’être solides. Il reste d’importantes institutions systémiques que l’Etat devra sauver si elles chancellent.
La crise peut-elle contaminer d’autres pays émergents comme la Turquie ou l’Afrique du Sud?
Bien sûr qu’il y a risque de contamination. Les pays émergents commercent beaucoup entre eux, les investisseurs occidentaux les considèrent comme un groupe, leurs cours grimpent et tombent en même temps. Quelle est la probabilité d’une faillite de la Russie?
Si le cours actuel se maintient, une telle issue est parfaitement possible. Cela aurait des implications énormes, il faudra tenir compte du facteur psychologique.
Le Venezuela est encore plus dépendant des revenus pétroliers. Il a besoin d’un prix de 120 dollars le baril pour équilibrer son budget.
La situation est vraiment grave. Le Venezuela et la Russie ont négligé de restructurer leur économie pour se soustraire à la dépendance du pétrole. Une occasion perdue.
Si les pays émergents perdent de leur dynamisme, cela risque de freiner ou même d’infléchir la globalisation.
Ce ne serait pas la première fois qu’un processus s’inverserait. Moins de croissance signifie toujours moins d’échanges mondiaux. Mais il faut tenir compte du fait que, naguère, ces pays ont connu une croissance, disons, triple de celle de l’Occident; maintenant elle ne sera peut-être plus que double. Reste que la plupart des pays émergents continuent d’accroître leur performance économique et c’est ça qui est décisif. Le processus de rattrapage ne s’arrête pas d’un coup.
Les Etats-Unis au moins devraient sortir gagnants de ces turbulences. Grâce au «fracking», ils sont devenus un des géants du pétrole et du gaz. L’énergie bon marché attire des industries chez eux.
Attention! Je ne fais pas entièrement confiance à l’essor américain. Je considère les prix des actions comme surfaits, une correction est dans l’air.
© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy
Profil
Dennis Snower
Cet économiste de 64 ans préside depuis dix ans l’Institut für Weltwirtschaft de l’Université de Kiel (D). Il a ouvert cette institution réputée, fondée en 1914, à de nouveaux domaines de recherche tels que l’économie sociale et comportementale.