Reportage fictif. Le nouveau livre de l’écrivain français et Goncourt 2010, intitulé «Soumission», a créé un tollé médiatique avant même sa sortie en librairie cette semaine. A cette fiction politique qui imagine une France gouvernée par un parti islamique modéré dans laquelle un universitaire spécialiste de Huysmans cherche Dieu et l’amour, «L’Hebdo» appond une fiction littéraire. Tout aussi fabulatrice, tout autant plausible. Bienvenue chez Michel Houellebecq.
Paris, quartier des Olympiades, XIIIe arrondissement. Je sonne à l’interphone d’une des hautes tours, autrefois futuristes, désormais grises. Michel Houellebecq a regagné Paris à la fin de 2012 après douze années d’exil culturel et fiscal en Irlande et un passage en Espagne. Sur le pas de sa porte, petit, il affiche l’immanquable air de Droopy schopenhauerien que lui prête son ami Frédéric Beigbeder. Il porte un jean trop large, affiche des cheveux filasse et un petit ventre mou qu’il n’avait pas au moment de tourner Near Death Experience, le film du tandem Kervern-Delépine dans lequel il joue le rôle d’un cycliste quinquagénaire suicidaire. Moi qui, comme les hommes prêtant difficilement de l’intelligence à une jolie fille, peine à prendre au sérieux les hommes trop beaux, je suis servie.
A droite de l’entrée, suspendus au portemanteau, la laisse et le collier de Clément, son welsh corgi disparu au printemps 2011 après une dizaine d’années de compagnonnage. Il se trouve au cimetière animalier d’Asnières, où reposent les chiens de Saint-Saëns ou de Sacha Guitry. Sur sa tombe, cette épitaphe: «Le 25 mars 2011 au milieu de la nuit/Ton cœur s’est arrêté de battre/Et le monde est devenu plus terne/Dors, mon petit bonhomme/Que de belles escapades/Que d’amour/Merci petit Clément.» Pour se consoler, l’écrivain a rejoint le prestigieux jury du Prix littéraire 30 millions d’amis, aux côtés de Frédéric Vitoux, membre de l’Académie française, ou de Didier Decoin, du jury des Goncourt.
Houellebecq reçoit chez lui, ou chez les autres, mais jamais au restaurant depuis qu’on ne peut plus fumer dans les lieux publics. Ou alors, il demande que l’on privatise tout le restaurant, ce qui complique les rendez-vous. Quand il écrit, il est à quatre paquets de cigarettes par jour. Quand le livre est fini, il peut descendre à deux, parfois. Il me guide dans le salon. Il y a un écran géant et des haut-parleurs dans toutes les pièces pour mieux suivre les programmes. Il adore regarder la télévision, et imite à la perfection toute une série d’animateurs télé, dont Thierry Ardisson, un ami, jusqu’à ce qu’il commence à dire du mal de son émission.
Nous nous asseyons autour d’une table basse. Il tient sa cigarette entre l’annulaire et le majeur avec sa dextérité légendaire, mais maîtrise moins la cendre. Il époussette régulièrement sa chemise ou son pantalon. Il me tend une canette de Coca tout en sirotant une bouteille d’Evian qu’il garde pour lui. Depuis que j’ai vu Un havre de paix de Lasse Hallström au cinéma, où le méchant se fait renvoyer de la police parce qu’il remplit sa bouteille d’eau minérale de vodka pure, je suis devenue perspicace. Je ne pousse pas le vice jusqu’à lui demander un peu d’eau. Mais il lit dans mes pensées. «Ce sont les journalistes qui m’ont fait la réputation d’un ivrogne. Ce qui est curieux, c’est qu’aucun d’entre eux n’a jamais réalisé que si je buvais beaucoup en leur présence, c’était uniquement pour les supporter.»
Rock star
Je lui dis qu’il est une vraie rock star, plus difficile à rencontrer que Kim Kardashian, doté d’attachées de presse bouledogues et dont le nouveau livre est le premier de l’histoire française à avoir été piraté avant sa mise en vente. Je le vois rosir de plaisir, sans savoir si c’est parce que le compliment le touche ou du fait de la simple évocation des fesses de Kim. «J’étais plus Lou Reed et Iggy Pop que Leonard Cohen, c’est certain», soupire-t-il.
Comme il ne cuisine pas, il a commandé chinois. Le livreur sonne. Il ne fait pas mine de se lever; du coup, je vais lui ouvrir la porte. J’ai connu quelques expériences culinaires extrêmes, comme celle de manger en face de mon collègue journaliste Etienne Dumont, doté d’un plateau en plexiglas dans sa lèvre inférieure donnant une vue imprenable sur ses gencives et la nourriture ingérée. Manger face à Houellebecq tient la comparaison. «Permettez que je laisse mon dentier de côté? Il tient mal.»
L’écrivain a commencé à avoir des problèmes de dents dans les années 2000. Les choses ne se sont pas arrangées. Il déteste son dentier, et l’oublie régulièrement là où il mange. Son look, il s’en «fout». Il parle avec délicatesse, précision, attention. Je lui dis que je sais devoir l’insigne honneur d’être reçue par lui à mon statut d’étrangère et à sa profonde détestation des journalistes français. N’a-t-il pas snobé tous les médias parisiens à l’occasion de la sortie de Soumission en donnant le premier et unique entretien à ce jour à son ami, le journaliste Sylvain Bourmeau, en exigeant qu’il paraisse non pas en français mais traduit en anglais dans The Paris Review et en allemand dans Die Welt? Il ricane doucement. «Hilarant, n’est-ce pas? Quand on sait à quel point nos plumitifs français ne parlent aucune langue étrangère…»
Sur le guéridon, une photo de lui à Rocamadour, à côté de la Vierge noire de ce village du Lot où le héros de Soumission, un professeur d’université spécialiste de l’écrivain décadent fin de siècle Joris-Karl Huysmans, se rend en quête de spiritualité ou, tout au moins, de sens. «C’est Beigbeder qui a pris la photo. C’est mon ami, j’étais à son mariage avec votre compatriote genevoise. On est allés ensemble à Rocamadour ce printemps. Lui aussi cherche à entendre des voix…» Il va me chercher d’autres photos, où on le voit sur les lieux des deux autres pèlerinages évoqués dans Soumission: dans le village de Martel, baptisé ainsi à cause de Charles Martel, vainqueur des envahisseurs arabes à Poitiers, et au monastère de Ligugé, où a vécu Huysmans, devenu oblat bénédictin à la fin de sa vie. «C’était bien, le catholicisme… C’est un peu fini, hélas. C’est vrai, j’étais athée, ou plutôt agnostique. Mais mon athéisme n’a pas vraiment résisté à la succession de morts que j’ai connue. La mort de mon chien, de mes parents… Mon projet pour Soumission était différent au départ. Le premier titre était La conversion. Le narrateur se convertissait aussi, mais au catholicisme. Comme Huysmans, à un siècle de distance. Il y a un besoin de Dieu aujourd’hui, le retour du religieux n’est pas un slogan.» Huysmans, c’est une découverte tardive. Son écrivain fétiche, découvert à l’âge de 16 ans, est évidemment l’auteur de science-fiction Lovecraft, sur lequel il a publié une biographie, et qui lui a donné le goût d’imaginer le futur.
Président musulman
Je lui demande s’il croit à ce qu’il écrit, soit l’arrivée au pouvoir d’un président musulman en France et un islam majoritaire dans le pays. «Pas pour tout de suite. Mais pourquoi pas. Il y a plus d’opposition foncière entre un musulman et un athée laïc qu’entre un musulman et un catholique.» En fait, dans mon roman, on ne sait pas bien de quoi on a peur, si c’est des identitaires réactionnaires français ou des musulmans. Tout reste dans l’ombre. Il y a un côté peur, je joue sur les peurs, oui. J’ai des lecteurs à intéresser, quand même. Mais les musulmans ne sont pas prêts à s’entendre entre eux.»
Je lui explique qu’en tant que femme occidentale, la vision du monde qu’il décrit, avec polygamie pour rendre la vie pratique et confortable aux hommes et retour des femmes au foyer par le simple triplement des allocations familiales en cas de renoncement à la vie active, est tout bonnement insupportable. «On se fait à tout, vous savez… Ça ne vous dérange pas de rentrer du travail et de changer vos tenues classe et sexy pour vous mettre en survêtement avant d’accueillir votre mari? C’est sûr qu’une féministe ne peut qu’être atterrée par mon livre. Je n’y peux rien.»
Au café apparaît une jeune femme aux traits asiatiques portant silencieusement deux tasses. Elle s’assied sur ses genoux sans me regarder. «Votre amie? Vous n’êtes plus avec votre deuxième femme, Marie-Pierre?» Mon ton a dû paraître plus surpris, voire réprobateur, que souhaité, parce qu’il me lance un: «J’espère, chère mademoiselle, que vous n’êtes pas une de ces féministes coincées! Il n’y a pas que Roland Jaccard qui ait le droit de goûter à la douceur des jeunes Asiatiques, ou bien? Maintenant, les femmes, c’est difficile pour moi. Celles qui m’admirent trop ne m’aiment pas. Celles qui s’occupent de moi ne m’admirent pas. Le cul, c’est excitant quelques minutes. C’est comme la coke; après, il n’en reste rien. J’aimais mon chien. Toute personne ayant déjà vécu en couple sait qu’il est difficile de rendre le conjoint heureux. Alors que le chien, c’est possible. J’étais heureux avec Clément parce que je savais qu’il était heureux.» La jeune femme est en fait une lectrice qui lui a écrit une lettre chez son éditeur. Le prénom et la photo lui plaisaient, alors il lui a répondu. «Je suis un romantique, en fait. Personne ne l’imagine, mais je peux tomber amoureux. J’ai des admiratrices dans tous les pays du monde. C’est flatteur, bien sûr.»
Regrets éternels
Son roman est triste et, en lisant la dernière phrase, «Je n’aurais rien à regretter», une des seules d’ailleurs du livre au conditionnel et non au passé simple, on peut comprendre l’inverse exactement. Je le regarde dans les yeux, qu’il a bleus et tristes. «C’est vrai que mon personnage a deux choses à regretter: son amie Myriam, la seule femme pour qui il éprouvait un sentiment durable, mais qui est partie en Israël avec sa famille, et la Vierge noire de Rocamadour, dont il attendait une révélation qui n’est pas venue. Du coup, il s’est résigné à autre chose. Qui n’est peut-être pas si mal. Qui sait.»
Dans la bibliothèque, un Coran abondamment corné. Il l’a lu entièrement, au point de changer d’avis sur l’islam, affirme-t-il. «C’est mieux que je ne pensais. L’islam n’est pas si con, finalement. On peut s’arranger.» Je lui raconte que Tariq Ramadan dit qu’il surfe sur une vague marketing parce que l’islam fait vendre. Il s’esclaffe doucement. «C’est l’hôpital qui se fout de la charité! Oui, je suis de mon époque. C’est mal? Je parle de ce dont tout le monde parle, dont les médias nous abreuvent. C’est mon job.» Il se fiche des critiques, mais adore être connu, lu, sollicité. «C’est bon pour la vanité. Et j’ai mis du temps à oser me lancer dans l’écriture. Je n’ai publié mon premier recueil de poèmes qu’à 36 ans. Alors je profite.» Il n’avait pas aimé que l’écrivain anglais Julian Barnes dise de Plateforme qu’il faisait trop de place à l’émotion facile mais, sinon, le seul critique littéraire qu’il respecte, c’est Frédéric Beigbeder. «C’est aussi le seul écrivain qui reconnaisse n’avoir pas écrit que des bons livres…» Comme dans La carte et le territoire, Soumission fait un usage immodéré du name dropping – surgissent David Pujadas, Christophe Barbier, Marine Le Pen ou Michel Onfray en sus des politiciens Hollande, Sarkozy ou Bayrou. «Ils adorent apparaître dans mes livres! Pourquoi je me priverais de les flatter?»
Il ponctue ses débuts et ses fins de phrases par des «hum» de différentes longueurs et natures, du raclement de gorge indolent au murmure intrigué. «Je ne sais pas mentir. Je me trouve trop intelligent, c’est mon défaut. J’envisage trop de possibilités.» La légende veut d’ailleurs que sa mère, le trouvant surdoué, ait falsifié son année de naissance, le prétendant né en 1958 et non en 1956. Ensuite, avec elle, les choses se sont gâtées, puisqu’elle confiera Michel à sa belle-mère puis répondra à son fils, qui la prétendait morte, par un brûlot intitulé L’innocente, dans lequel elle le traite de «parasite».
«L’avenir ne dira pas si j’ai été heureux ou pas, ça restera indécidable jusqu’au bout», disait-il à Thierry Ardisson un soir d’il y a dix ans. Je lui rappelle cette citation si… houellebecquienne. Je me demande tout haut si Soumission, avec son pauvre professeur se résolvant à la polygamie parce que son seul amour l’a oublié, ravi de troquer la vie intellectuelle contre une spiritualité doucereuse, décrit l’enfer ou le paradis. Il me répond à côté de la plaque. «Cassandre, dans la mythologie grecque, offre l’exemple de «prédictions pessimistes constamment réalisées» mais que les Troyens refusent de prendre en compte. Les journalistes de centre gauche, donc tous les journalistes, y compris sans doute vous, ne font que répéter l’aveuglement des Troyens. Ils ne veulent pas voir ce qui arrive. Bien, mal? Je ne suis pas Dieu…»
La jeune femme a quitté ses genoux pour s’évaporer dans l’appartement. Lui s’affaisse gentiment, mégot allumé à la main, et s’endort à table, les cheveux collés sur le front, comme un enfant.
Qu’importe si je l’ai rencontré, l’important est que je vous l’aie fait rencontrer. Ce texte, inspiré de «Soumission», de l’interview que Houellebecq a donnée à «The Paris Review» le 19 décembre ainsi que d’autres entretiens plus anciens, est véridique à 90%, plausible à 100%.
Profil
Michel Houellebecq
Né Michel Thomas le 26 février 1956 à La Réunion (ou en 1958 selon les sources), fils d’un guide de montagne et d’une anesthésiste formée à Alger, il est élevé principalement par sa grand-mère paternelle dont il adopte le nom de jeune fille comme pseudonyme. Ingénieur agronome, informaticien, adjoint administratif au service informatique de l’Assemblée nationale française, il se met dès 1996 en disponibilité pour se consacrer à l’écriture. Il reçoit le prix Tzara pour son deuxième recueil de poèmes, La poursuite du bonheur. Il a été révélé au grand public par son premier roman, Extension du domaine de la lutte, en 1994, puis surtout par Les particules élémentaires, en 1998. Il a reçu le prix Goncourt 2010 avec La carte et le territoire. Divorcé, père d’un fils, Etienne, né en 1981, remarié, il a vécu douze ans entre l’Irlande et l’Espagne avant de revenir s’installer à Paris en 2012.
Ils ont dit
Franz-Olivier Giesbert (Le Point)
«L’année 2015 sera-t-elle placée sous le signe du djihadisme français? Que Michel Houellebecq, l’un de nos meilleurs écrivains, ait mitonné avec humour et talent un nouveau best-seller nous racontant la vie en France après l’accession au pouvoir d’islamistes machiavéliques, voilà qui confirme que la question sera, dans les prochains mois, au cœur du débat national.»
Tariq Ramadan (cité par Le point)
«Quand on perd son imagination, on surfe sur la vague marketing. Houellebecq est au roman ce que Zemmour est à l’essai: tous deux sont des agitateurs, faussement anti-doxa, qui instrumentalisent la peur de gens ordinaires et nourrissent un nouveau racisme civilisé. Le premier se pense «artiste», le second «penseur». Ils sont tous deux, surtout, des opportunistes aigris et inquiétants. L’islam fait vendre, ils auront du succès… facile, et sans classe.»
Alain Finkielkraut (Le Journal du Dimanche)
«Houellebecq ne provoque pas, il est en décalage. C’est une sorte d’étranger qui révélerait non l’absurdité du monde, comme celui de Camus, mais sa signification oubliée par ceux qui sont immergés en lui. (…) Il a les yeux ouverts et ne se laisse pas intimider par le politiquement correct. C’est-à-dire le mensonge déconcertant qui, hélas, aujourd’hui, s’identifie avec la gauche. Mais il n’épouse aucune cause: son parti, c’est le neutre. (…) Peut-être serons-nous un jour vaincus par la force du nombre, et j’ai pensé à Soumission quand j’ai appris que le Qatar avait célébré sa fête nationale au Parc des Princes, à Paris, lors du match PSG - Montpellier, en présence de Manuel Valls, l’actuel premier ministre, et de Nicolas Sarkozy, ancien président de la République. Mais là où Houellebecq se trompe, c’est quand il s’imagine que nous pourrons nous accommoder de la disparition des femmes de l’espace public. Les anciens et les modernes se ligueront pour empêcher cela.»
Laurent Joffrin (Libération)
«La parution de Soumission n’est pas seulement un événement littéraire qu’on devrait juger selon les seuls critères esthétiques. Volens nolens, le roman a une résonance politique évidente. Une fois retombé le brouillage médiatique, il restera comme une date dans l’histoire des idées, qui marquera l’irruption – ou le retour – des thèses de l’extrême droite dans la haute littérature.»
Abdennour Bidar (philosophe, cité par Libération)
«Le livre de Houellebecq témoigne de la crise en miroir de deux civilisations qui passent leur temps à s’accuser parce qu’elles ne se souviennent plus de leur fondement partagé, qui est l’affirmation de la liberté humaine – chacune renvoyant à l’autre l’image insupportable d’une trahison de ce fondement (…).»
Bernard Pivot (Le Journal du Dimanche)
«Cette fable politique est très amusante. La fiction est d’autant plus drôle que Houellebecq est sérieux comme un pape (…). Mais, question qui sera posée au Prix Goncourt 2010 (…): approuve-t-il la conversion à l’islam de son double afin de continuer à exercer à la Sorbonne (…)? Comme son personnage, envisagerait-il avec faveur la polygamie?»
«Soumission»? La quête de Dieu, non la conquête de l’Occident par l’islam
Commentaire. «Soumission» n’est pas un brûlot anti-islam, ni une satire, ni une provocation. C’est le roman troublant d’un homme qui a changé d’avis sur l’islam. Un livre qui parle de nous, non des Autres.
Bonne nouvelle: un livre peut en 2015 susciter des unes de journaux, provoquer des prises de position de tous les éditorialistes qui comptent et une belle polémique en sus. Ce n’est pas un hasard si Soumission commence par un hommage à la littérature – «Seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain (…), seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort.»
Seconde bonne nouvelle: c’est un écrivain, et non un terroriste ou un ministre au plan marketing intéressé, qui, ayant certes choisi un titre de circonstance, nous dicte son agenda. Un écrivain qui prouve qu’il existe encore des personnalités littéraires au statut de rock star, dont chaque changement d’éditeur est commenté comme un transfert du Real Madrid, qui cristallise adulation et haine, assure la notoriété d’un film par sa seule apparition et dont chaque livre est guetté comme l’arrivée d’une tornade. Voilà pour le contexte.
Sur le fond, Soumission est un roman d’anticipation sociopolitique qui nous plonge dans la France de 2022: François Hollande arrive à la fin de son second mandat. Le fils d’un épicier tuniso-parisien devient président de la République à la faveur du déclin des partis politiques traditionnels. L’alternance entre centre gauche et centre droit, c’est fini. Face à Marine Le Pen, Mohammed Ben Abbes se fait élire par son parti Fraternité musulmane, devenu le fer de lance d’un nouveau front républicain incluant, comme moteur, les musulmans de France. En nouveau premier ministre alibi, François Bayrou. L’intrigue se focalise sur la vie et les pensées de François, narrateur du roman, un universitaire spécialiste de Huysmans, célibataire et désenchanté.
Soumission n’est pas une satire – il égratigne les journalistes politiques tout au plus, quelques hommes politiques aussi. Mais aucun des personnages principaux, ni François, ni Ben Abbes, n’a de dimension satirique. Soumission n’est pas une provocation: Houellebecq ne cherche pas à énerver. Il procède à une accélération de l’histoire mais condense une évolution à son avis vraisemblable. Soumission s’inscrit dans une démarche romanesque extrêmement cohérente qui pose de roman en roman, depuis Extension du domaine de la lutte en 1994, la même question lancinante: une fois notre civilisation éteinte, à quoi ressemblera notre avenir? Si Les particules élémentaires et La possibilité d’une île partaient sur une piste biotechnologique, si l’hypothèse touristique était au cœur de La carte et le territoire, Soumission part sur une hypothèse islamique. Subversif?
Sortir de la paranoïa
La subversion n’est pas où nous la pensons: elle consiste pour Houellebecq à ne pas dépeindre un islam repoussant ou menaçant, à sortir de la paranoïa de nos écrans de télévision, à ne pas donner dans le brûlot anti-islam, mais à imaginer l’islam comme une solution: solution dans la vie du narrateur en quête de spiritualité et d’apaisement, solution pour une société à bout de souffle et incapable d’imaginer son propre futur. C’est que Houellebecq, passé au tribunal pour avoir déclaré en 2001 que «l’islam, c’est la religion la plus con», a changé d’avis. Totalement à rebours de la doxa puisqu’il est de bon ton, désormais, de critiquer l’islam et ses dérives. «Au fond, le Coran c’est plutôt mieux que je ne pensais», déclare-t-il à The Paris Review dans le seul entretien qu’il ait donné à ce jour à propos de Soumission. Ajoutant: «Les djihadistes sont de mauvais musulmans. (…) Donc on peut dire que j’ai un peu changé d’avis.» Il a désormais l’impression «qu’on peut s’arranger». Pas les féministes mais lui et «beaucoup d’autres», oui. Subversif? A voir les levées de boucliers, oui.
Soumission est donc le livre du mea culpa face à l’islam, le roman qui pense un chemin commun possible. Et surtout qui raconte le chemin que le héros, donc l’auteur, et nous avec pouvons, voire allons, faire vers l’islam. C’est là où ce livre dérange, trouble, se révèle malin: c’est un livre sur nous, pas sur l’islam. Pas d’invasion étrangère, pas de «grand remplacement». Le héros, tout professeur d’université qu’il est, se soumet volontairement à ce qu’il a la faiblesse de considérer comme une solution. Soumission est ainsi moins un roman sur l’islam que sur notre propre recherche de sens, rendue urgente par le règne sans partage des Lumières et de leur raison forcenée.
Attention, danger, si les professeurs de la Sorbonne se mettent à se convertir à l’islam? Soumission ne donne pas de réponse. Pourquoi le ferait-il? Houellebecq est romancier, pas Madame Soleil ni même philosophe. Il n’y a pas de bon roman dénué d’ambiguïté. Soumission est un bon roman, stimulant, excitant, troublant, énervant, qui force au questionnement, au déplacement de perspectives. Une fiction politique à l’anglo-saxonne, portée par un goût assumé de la dramatisation et du thriller, stylistiquement en état de grâce dans son premier tiers, lourd et pataud au milieu, puis à nouveau fluide dans sa dernière partie, enfin carrément parfait dans sa conclusion qui balaie le passé simple pour un conditionnel en apesanteur. Démago? Dieu que ça fait du bien, un romancier qui se mêle de ce dont tout le monde parle, s’empare du réel, le tord pour nous servir un miroir déformé de nos obsessions! Mission accomplie: la littérature n’est pas là pour nous rassurer ou nous dire ce que nous savons déjà, mais pour ouvrir des perspectives, et nous aider à envisager, à chaque seconde, toutes les possibilités parce que penser, penser et encore penser, c’est tout ce que nous avons pour remplacer la haine par l’amour.