Décodage. La caricature est toujours le reflet d’une culture. La sortir de son contexte, comme le fait aujourd’hui l’internet, c’est risquer l’incompréhension, parfois hélas la violence abjecte.
«Un peuple qui ne comprend rien à l’humour est ébranlé dans ses fondements mêmes.» Cette remarque si pertinente remonte à 1942. Elle est due au directeur de l’époque de l’hebdomadaire satirique zurichois Nebelspalter, alors censuré par l’armée pour avoir publié une caricature qui se moquait de la défense militaire suisse en pleine Seconde Guerre mondiale. La remarque, incluse dans le recours déposé par le Nebelspalter contre la censure de l’armée, a fait mouche. Le journal satirique créé en 1875 (il est, dans le genre, le plus ancien du monde à être toujours publié) a eu gain de cause.
La décision suggère que les juges de 1942 ont privilégié la liberté d’expression au détriment de l’atteinte à l’honneur du pays, en particulier de son armée. Ils ont aussi donné raison au message implicite du Nebelspalter: un peuple gagne à rire de lui-même. L’autodérision marque de tolérance. Une preuve de force. Le signe d’une intelligence.
C’est aussi le constat qu’un tel rire satirique s’adresse à ceux qui le comprennent. La caricature est toujours l’émanation d’un milieu particulier, embarquant avec elle ses codes, ses références, ses sous-entendus, ses actualités. Déplacer cette caricature dans un autre milieu, c’est risquer l’incompréhension. Pire, l’anathème.
Pour Frédéric Elsig et Philippe Kaenel, c’est exactement ce qui se passe au cœur de la tragédie de Charlie Hebdo, dont les journalistes ont été assassinés pour avoir, selon leurs tueurs, blasphémé le prophète Mahomet. Le premier est professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève et commissaire d’Enfer ou paradis, l’exposition sur la caricature religieuse du XVIe au XVIIIe siècle qui s’est tenue en 2013 au Musée de la Réforme à Genève. Le second est professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne et excellent connaisseur du dessin satirique.
Tous deux tiennent le même discours. La caricature est interne à une culture. Depuis le Moyen Age jusque dans un passé récent, la satire occidentale restait cantonnée à son territoire grâce à ses propres vecteurs de communication, la gravure d’abord, la presse ensuite. L’imprimé peut avoir une vaste circulation, mais son cadre géographique et culturel reste toujours circonscrit à une géographie.
«Mais l’arrivée de l’internet et des réseaux sociaux a créé une rupture historique, remarque Frédéric Elsig. Ce nouveau vecteur de communication porte la caricature dans des milieux, en l’occurrence l’islam, qui n’a pas une bonne compréhension des références dont procèdent ces dessins. On a affaire à deux systèmes de pensée, de croyances et de valeurs qui sont incompréhensibles l’un à l’autre.»
En sortant l’imprimé de sa base culturelle, ajoute Philippe Kaenel, le web encourage les malentendus et manipulations qui résultent de dessins mis hors contexte. L’internet est aussi une machine à brouiller et à opacifier les images. Le médium, c’est le message, y compris le message qui reste incompris. Cabu ne disait pas autre chose en une de Charlie Hebdo, lorsqu’il faisait dire au prophète Mahomet, débordé par les intégristes: «C’est dur d’être aimé par des cons…»
Tout ceci peut sembler un vain commentaire intellectuel en regard de la barbarie sanguinaire à l’œuvre ces derniers jours. Mais précisément grâce à la compréhension des codes culturels qui nourrissent la caricature, celle-ci n’avait jusqu’ici jamais suscité une telle violence. Bien sûr, au cours des âges, des dessinateurs satiristes ont été menacés, jugés, répudiés, parfois emprisonnés. Comme Friedrich Jenni, éditeur au XIXe siècle du journal satirique bernois Der Gukkasten, non seulement condamné à la geôle, mais en plus banni de son canton. Ou le Neuchâtelois Abraham-Louis Girardet, qui passa vers 1806 quelques jours en prison pour avoir ironisé sur le blocus décrété par la France contre l’Angleterre. Ou encore Honoré Daumier, qui passa six mois en tôle pour sa caricature du roi Louis-Philippe représenté en un Gargantua avide d’or.
Ces risques n’ont jamais refroidi la verve iconoclaste des caricaturistes. Y compris dans les époques de tensions religieuses, hier comme aujourd’hui. La croyance, la superstition, le surnaturel (pour citer Voltaire), le fanatisme, rien de mieux pour exciter la faconde graphique des satiristes, dont la cible principale reste l’autorité sous toutes ses formes.
Le genre s’est d’ailleurs développé en pleine guerre de religions au XVIe siècle, en premier lieu grâce à l’invention de l’imprimerie qui a disséminé loin à la ronde les feuilles et pamphlets. Le dessin se prête à la compréhension d’une situation ou d’une haine de l’autre à un public d’illettrés. Jusqu’alors, charger le trait (caricare en italien, qui a donné le mot caricature) suscitait juste le rire, ou la moquerie. La Réforme change la donne. Le dessin se fait humiliant, dévastateur, scatologique s’il le faut.
La gravure est la meilleure servante des protestants contre les catholiques, et inversement. Elle souffle sur des braises déjà brûlantes, se transformant en propagande redoutable. Le pape est assimilé au démon, Luther et Calvin à des dépravés. Pour la première fois, et c’est bien là la naissance de la caricature moderne, les individus sont ridiculisés grâce à la déformation de leurs propres traits physiques. Ils sont bestialisés ou placés dans des situations infamantes. Pendant ce temps, on détruit les représentations religieuses des autres, comme à l’époque des grands iconoclasmes d’Orient. A Lyon, à Genève, à Berne, les réformés cassent les images de culte des catholiques, lesquels condamnent le vandalisme comme le fruit d’une bêtise crasse.
Une nouvelle génération de dessinateurs
Mais personne ou presque ne songe à s’attaquer avec violence aux satiristes à la pointe acérée. Le pire est l’amende ou le conseil de quitter une ville en vitesse. Une fois encore, la critique est interne à une culture commune, où chacun comprend bien les piques de l’autre.
Cette internalisation de la caricature est sa meilleure protectrice. Philippe Kaenel cite l’exemple de l’anticléricalisme forcené de la fin du XIXe et surtout du XXe siècle. En France, à l’époque de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le journal satirique L’assiette au beurre publie des numéros antireligieux d’une rare virulence, par le texte et l’image. Jésus et ses disciples y sont décrits comme des «mercantis avides et pratiques, respectueux des inégalités sociales, et habiles à y trouver leur gain». L’irrévérence religieuse s’amplifie dans les années 60 avec l’apparition d’une nouvelle génération de dessinateurs contre-culturels, qui donnent naissance à Hara-Kiri, l’aïeul de Charlie Hebdo.
Ces derniers jours, des sites et journaux catholiques ou juifs ont récapitulé les unes et dessins de Charlie Hebdo qui avaient tourné en dérision le pape et la Shoah. «C’est un signe de force de pouvoir rire de certains traits de l’institution à laquelle nous appartenons, expliquait la revue jésuite Etudes. L’humour dans la foi est bon antidote au fanatisme.»
Encore faut-il que ce même humour soit compris de tous.
Sommaire
Cinq jours qui ont ébranlé le monde
La chronique de Jean-François Kahn: la France est capable de ça!
Pegida, nouveau visage de l’islamophobie
Liberté de la presse et démocratie, un lien qui ne va pas de soi
La liberté de la presse: et en Suisse?
Rire de tout, au risque de n’être pas compris
La chronique de Charles Poncet: le chagrin et l’absence de pitié
«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»
La France appelle à un Big Brother européen