Eclairage. La liberté de la presse n’émerge qu’à partir de la fin du XVIIIe siècle. La Suisse, un précurseur dans ce domaine, l’inscrit dans la Constitution de 1848.
Olivier Meuwly
La liberté de la presse s’est imposée lentement dans ce que nous appelons aujourd’hui nos démocraties occidentales. Elle se fraie un passage au cours du XVIIIe siècle, au nom de Lumières dépendantes d’une large diffusion de leurs idées. En France, une lutte acharnée s’engage entre littérateurs de tout poil et les autorités royales.
Il s’agit en réalité d’une bataille déséquilibrée. La France poursuit-elle ses trublions philosophiques? Les Pays-Bas et la Suisse, avec Neuchâtel et Genève en première ligne, produiront à tour de bras les ouvrages qui se répandront ensuite dans l’Hexagone. L’Encyclopédie de Diderot profitera largement de ses canaux suisses.
La Révolution française réglera la question, emboîtant le pas aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne, pionniers de la liberté d’expression. Portée par une presse en effervescence, elle véhicule alors une liberté débridée, où toute opinion n’existe que si elle possède un support physique.
L’opinion publique prend forme comme lieu symbolique d’une rencontre permanente d’idées en perpétuel bouillonnement. Les Genevois Dumont ou Clavière se distinguent dans l’«atelier» de Mirabeau, maître à penser de la Révolution balbutiante, et participent activement à son Courrier de Provence.
La fête ne durera pas. A l’hermétisme religieux de l’Ancien Régime succède une nouvelle hérésie: la liberté est-elle acceptable si elle protège les ennemis de la Révolution? Le bal sanglant de la Terreur se profile, orchestré par Robespierre et Saint-Just. Bonaparte, en fermant le cycle révolutionnaire au nom de la préservation de ses acquis, met à son tour la liberté de la presse en veilleuse.
La Suisse, satellisée par le futur empereur depuis 1803, a connu une évolution parallèle. La Révolution helvétique a proclamé la liberté de la presse dès 1798, en l’accompagnant d’un geste puissant: l’article 7 de sa Constitution affirme que cette liberté dérive du droit d’acquérir de l’instruction. Une mission essentielle est confiée à la presse, qu’un Camille Desmoulins avait déjà théorisée à Paris: la presse se dresse en instituteur de la nation.
Le combat pour la liberté de la presse reprend au seuil de la Restauration, dans un climat ambigu où percent à la fois la soif des uns pour un retour en arrière et les aspirations libérales des autres, générées par les espoirs soulevés par la Révolution. Le courant libéral né dans les années 1820 en fait son étendard, avec la nécessaire publicité des débats parlementaires. Benjamin Constant s’évertue à expliquer au gouvernement français qu’il n’a rien à craindre d’une prolifération de titres: seule une liberté d’expression absolue peut neutraliser les opinions!
Il ne sera guère écouté. En Suisse, en revanche, bien que sous l’emprise de la Restauration, la liberté de la presse progresse. Dans les cantons de la Médiation, comme celui de Vaud, bien sûr. Mais le canton de Genève, qui vient d’entrer dans la Confédération, peut s’enorgueillir d’une liberté de la presse sans équivalent sur le continent.
Les idéaux libéraux sont toutefois soumis à de rudes épreuves. Les puissances supportent de moins en moins cet îlot helvétique si généreux envers ses réfugiés politiques, si complaisant avec une liberté de la presse qui menacerait leur légitimité. La Diète fédérale réagit et vote des résolutions, qui doivent inciter les cantons les plus libéraux à modérer les élans de leurs journaux. La tension monte, le mouvement libéral se renforce.
Les «trois glorieuses», qui éclatent en juillet 1830 à Paris, ouvrent une nouvelle ère révolutionnaire, sur l’autel de la liberté de la presse. Nombre de cantons connaissent à leur tour leur révolution libérale. Dans le canton de Vaud, la liberté de la presse est avalisée, non pas sans quelques limites, par une loi de 1832.
La presse devient le vecteur normal du combat politique, organise le débat. La démocratie naissante se structure autour de revendications qu’agiteront les journaux, dignes précurseurs des partis politiques. Alors que nos voisins se rallieront plus lentement à la liberté de la presse, la Suisse l’inscrit dans la Constitution de 1848, avec une réserve: éviter qu’elle ne soit utilisée pour raviver le Sonderbund…
Chez nous, les journaux joueront un rôle supplémentaire: c’est dans leurs pages, et non dans des livres, que s’épancheront nos principaux penseurs politiques!
L’auteur
Olivier Meuwly
Docteur en droit et ès lettres, auteur de plusieurs ouvrages portant sur l’histoire suisse, l’histoire des partis politiques et l’histoire des idées. Auteur notamment d’une biographie du conseiller fédéral Louis Ruchonnet (1824-1893). Organisateur de plusieurs colloques (notamment sur Frédéric-César de La Harpe et les 75 ans de la paix du travail).
Sommaire
Cinq jours qui ont ébranlé le monde
La chronique de Jean-François Kahn: la France est capable de ça!
Pegida, nouveau visage de l’islamophobie
Liberté de la presse et démocratie, un lien qui ne va pas de soi
La liberté de la presse: et en Suisse?
Rire de tout, au risque de n’être pas compris
La chronique de Charles Poncet: le chagrin et l’absence de pitié
«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»
La France appelle à un Big Brother européen