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Liberté de la presse et démocra tie, un lien qui ne va pas de soi

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Jeudi, 15 Janvier, 2015 - 05:56

Décryptage. Elle semble un acquis, mais elle a été une lutte et reste très fragile: la liberté de la presse inventée par la Révolution de 1789 est plus que jamais un bien public au service de cette même collectivité. Encore faut-il que les conditions de la survie de ces médias soient réunies. Urgence!

Luc Debraine

Julia Cagé, jeune professeure à Sciences-po Paris, était dans la manifestation monstre, dimanche 11 janvier dans la capitale française. Sur place, cette spécialiste des médias a senti combien le rassemblement «avait rappelé à chacun à quel point la presse est importante dans le jeu démocratique, malgré les soupçons de son allégeance aux pouvoirs de l’argent et à la politique. C’est comme si une évidence était revenue d’un coup au centre de la conscience populaire.»

Patrick Eveno, professeur à la Sorbonne et historien des médias, se rappelait au lendemain des tueries en Ile-de-France lui aussi une évidence: «La liberté de la presse, c’est comme l’air qu’on respire. On ne s’en aperçoit pas tant qu’elle est là. Qu’elle vienne à manquer, c’est l’asphyxie. Et la révélation brutale de son existence, de son absolue nécessité dans le débat public. La liberté d’expression et la démocratie marchent de pair. L’une ne peut exister sans l’autre. Elles sont, pour utiliser un mot un peu compliqué, consubstantielles.»

Or, ce lien n’a pas toujours été une évidence. Il ne l’est toujours pas. Pas mal d’observateurs ont été surpris, le 11 janvier, de voir dans le cortège des dirigeants étrangers qui n’ont d’habitude que mépris pour la liberté des médias. Les représentants turcs, russes, gabonais, hongrois, égyptiens, jordaniens ou émiratis étaient visés. «Au nom de quoi les représentants de régimes prédateurs de la liberté de la presse viennent-ils défiler à Paris en hommage à un journal qui a toujours défendu la conception la plus haute de la liberté d’expression?» s’est indignée l’ONG Reporters sans frontières.

Liberté fragile, mais acquise de haute lutte il y a plus de deux siècles, à Paris encore, grâce à une révolution du peuple qui donne le pouvoir à ce même peuple. En 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre la libre communication des pensées et la liberté d’imprimer ses opinions. Le nouveau gouvernement se dote, avec une presse libre, d’un outil d’influence publique mis au service de ce même public. A Paris, le révolutionnaire neuchâtelois Jean-Paul Marat trouve un titre parfait pour son journal: L’Ami du Peuple.

La Terreur aura vite fait de régler son compte à cette liberté-là, comme le fera un Napoléon qui ne supportait guère la contradiction, le Second Empire ou les états-majors pendant les guerres mondiales. En Suisse, en Angleterre, en Allemagne, la liberté d’expression sera elle aussi malmenée, mais un peu mieux respectée.

Aux Etats-Unis, dans la première moitié du XIXe siècle, Tocqueville s’émerveille autant qu’il s’effraie de la liberté des journaux. Il voit tout de suite que la presse est la meilleure protection contre la tyrannie: «C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion.»

Ce qui n’empêche pas Alexis de Tocqueville de se poser la question de la compatibilité de la presse avec la démocratie, une relation interrogée par la société américaine tout au long de son histoire. «En Amérique comme en France, la presse est cette puissance extraordinaire, si étrangement mélangée de biens et de maux, que sans elle la liberté ne saurait vivre, et qu’avec elle l’ordre peut à peine se maintenir.» (Ces citations sont extraites de l’exposition La presse à la une qui s’est tenue en 2012 à la Bibliothèque nationale de France à Paris.)

La presse alliée de la démocratie, mais aussi, par sa «puissance extraordinaire», parfois génératrice de chaos: la vérité s’est maintes fois constatée, jusqu’à la tragédie récente de Paris. Comme le souligne Patrick Eveno, la satire incarnée par un Charlie Hebdo «pousse à bout l’idée de la liberté de parole. Elle en teste même les limites, au risque de l’indignation générale ou de la plainte pénale. Mais, dans une démocratie, personne n’est obligé de regarder une caricature, aussi provocatrice qu’elle soit. C’est l’une de ses valeurs fondamentales: vous avez le choix. Il n’y a aucune obligation de penser ceci plutôt que cela. Alors qu’en face, dans l’Etat islamique ou al-Qaida, un sectarisme veut nous faire taire et nous imposer sa propre pensée. Il n’a rien à fiche de la liberté de la presse. Son but est de nous assujettir à sa propre vue du monde. Comme tous les totalitarismes.»

En perte d’influence

Mais cette idée de «l’œil ouvert» qui contraint les puissants à rendre des comptes au plus grand nombre est-elle toujours pertinente? La presse, et les médias traditionnels avec elle, n’est plus ce quatrième pouvoir prompt à écrire J’accuse, comme Zola dans l’affaire Dreyfus. Elle a perdu de son influence. Elle est soupçonnée de collusion avec les élites dirigeantes, d’être à la botte des milieux économiques, de ne plus être à l’écoute de la population, de ne plus être indépendante. Elle faisait jadis l’opinion, mais l’opinion n’a aujourd’hui plus confiance en elle. Elle avait une fonction critique qui facilitait le débat démocratique, mais elle n’est plus guère critique.

L’œil ouvert, désormais, c’est le web, le réseau social. Les internautes et lecteurs prennent eux-mêmes le contrôle de l’information. Si une démocratisation est en cours, c’est bien celle de l’écriture des foules au détriment de celle du journaliste. Pour un peu, on reprendrait le mot de Balzac: «Si la presse n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer.»

Or, à plusieurs reprises dans sa longue histoire, la presse a su rebondir en prouvant, une fois encore, son rôle de vigie de la vie publique. C’était le cas dans les années 50 et 60 en Europe, alors que le rôle des médias pendant la guerre avait dégoûté nombre de lecteurs. Un nouveau journalisme de qualité est né grâce à des éditorialistes, chroniqueurs et enquêteurs de grand talent, à des magazines d’information sociale et politique.

Un bon demi-siècle plus tard, la fonction démocratique du journalisme est en pleine mutation, se dirigeant toujours plus vers le tri, la hiérarchisation et la vérification des faits, l’enquête approfondie, l’analyse des flux gigantesques de données, la fonction de guide dans le brouillard d’une information continue. De nouvelles narrations en osmose avec le web et les voix de la multitude sont lancées.

Encore faut-il que cette presse puisse vivre. C’est-à-dire trouver un modèle économique qui assure son bon fonctionnement. Et ne la jette pas en pâture à des capitaines d’industrie qui, la rachetant en masse, vont s’en servir comme d’un instrument d’influence.

Pour Julia Cagé, la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires spéculateurs est un vrai danger pour la démocratie: «Ces grands industriels ou hommes d’affaires n’ont même pas besoin d’intervenir dans les médias qui leur appartiennent. Les rédactions, par l’autocensure, se chargent de servir leurs desseins. Regardez le Washington Post, qui appartient désormais au patron d’Amazon, Jeff Bezos. Celui-ci s’est bien gardé d’influencer directement le quotidien. Malgré tout, au fil des mois, le traitement d’Amazon par le Washington Post s’est modifié, et pas dans le bon sens. Résultat: l’impression que ce média est moins libre. Les investisseurs spéculateurs fragilisent la presse par le simple effet de leur pouvoir. S’ils s’estiment victimes d’un mauvais traitement journalistique, ils peuvent retirer leurs billes d’un coup, laissant exsangue le média en question.»

Julia Cagé sortira début février au Seuil un petit essai intitulé Sauver les médias. Sa thèse est que la presse, si elle veut toujours assurer son rôle d’auxiliaire indispensable de la démocratie, doit elle-même se démocratiser, en particulier au niveau de son actionnariat. Elle développe un modèle de «société de média» à but non lucratif, intermédiaire entre le statut de fondation et celui de société par actions. Un statut favorable au financement participatif d’un média par ses lecteurs, qui deviendraient eux-mêmes actionnaires au lieu d’envoyer un chèque en blanc, sans savoir ce qu’il advient de leur argent.

«L’important, c’est de continuer à assurer la liberté de la presse, poursuit Julia Cagé. La collectivité sait bien que, sans cette liberté, une démocratie ne peut pas vraiment fonctionner. Elle est le meilleur rempart à la corruption, par exemple. Ce qui se passe actuellement dans le sillage de la tragédie de Charlie Hebdo est clair: les citoyens ont envie d’une presse non seulement libre de ses actes, même de ses provocations, mais aussi de meilleure qualité. Il y a une volonté générale d’aider la presse, mais personne ne sait comment procéder. Il est urgent que cette démocratisation soit mise en œuvre.»


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Elodie Le Ricochet 9.1.2015
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