Portrait. L’Allemagne n’est pas épargnée non plus par des tensions xénophobes. Un garde de sécurité et un ancien élu municipal de la CDU figurent parmi les inspirateurs de ce mouvement protestataire.
Maximilian Popp et Andreas Wassermann
C’est un vendredi soir de novembre, dans la bourgade saxonne de Weinböhla (10 000 habitants). A la porte de l’auberge se pressent une cinquantaine de manifestants, jeunes pour la plupart. Ils s’en prennent au politicien et ex-banquier socialiste Thilo Sarrazin, auteur en 2010 d’un pamphlet contre l’immigration musulmane, qui vient de prononcer une conférence. Mais à l’intérieur, dans la grande salle, ils sont dix fois plus nombreux à applaudir l’orateur qui exprime ce qu’ils ressentent.
Dans la salle se trouvent également Siegfried Däbritz et Thomas Tallacker. L’un est garde de sécurité, l’autre décorateur. Ils ont lu le best-seller L’Allemagne disparaît de Sarrazin. Ces deux hommes sont au tout premier rang quand, à la fin de l’automne à Dresde, un groupe totalement inconnu descend dans la rue le lundi. Son nom: Pegida, acronyme de «Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes» (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident). Avec huit autres personnes, ils font partie du noyau dur de ce mouvement anti-islam. Depuis novembre, le nombre de leurs sympathisants croît de semaine en semaine. Lundi dernier, ils étaient 25 000 au centre de Dresde, capitalisant sur les attentats de Paris pour battre un record de participation lors de leur «grande promenade vespérale». Alors qu’à Cologne et à Berlin leurs congénères n’étaient que quelques centaines, Dresde, capitale de la Saxe, s’est muée en capitale de l’anti-islamisme allemand et attire désormais des manifestants de tout le pays.
Qu’est-ce qui peut bien tant agiter les esprits dans ce mouvement apparemment né de génération spontanée? Qui les influence, pourquoi ont-ils choisi ce nom malcommode, et comment la peur d’une supposée surpopulation étrangère est-elle devenue leur thème mobilisateur?
Comme les leaders du mouvement rechignent à s’exprimer, surtout face à la presse, il a fallu traquer les rares infos. On en retire l’image d’une troupe un peu née du hasard et rapidement dépassée par son succès. Siegfried Däbritz et Thomas Tallacker apparaissent comme de petits provinciaux, protestataires de Café du Commerce et un brin enclins à faire le coup de poing. Tout a commencé le 10 octobre 2014: Lutz Bachmann, propriétaire d’un petit studio photo à Kesselsdorf (3400 habitants) et initiateur du mouvement, poste sur YouTube une vidéo montrant une manifestation de solidarité à Dresde avec les combattants kurdes en lutte contre l’Etat islamique. Le lendemain déjà il crée sur Facebook le groupe des «Européens pacifiques contre l’islamisation de l’Occident», ensuite devenu Pegida.
Radicalisation
On y trouve des citoyens ordinaires et des racistes, des amateurs de sites internet répugnants, des habitués de pince-fesses, des membres d’un club de motards et des supporters du club de foot de troisième division Dynamo Dresde. En d’autres termes, Pegida a commencé comme un vrai groupe de rigolos en goguette.
Le 16 octobre, avant la première manif, Siegfried Däbritz débarque dans le groupe Facebook de Bachmann: «Nous voulons nous rassembler contre l’islamisation croissante de notre pays. Nous ne voulons pas que des forces terroristes islamiques exportent leurs guerres de religion dans nos rues. Nous sommes contre l’EI, le PKK, al-Qaida et tous les autres. (…) Par conséquent, descendons dans la rue et montrons à notre gouvernement que NOUS SOMMES LE PEUPLE et que nous en avons plein les bottes du paternalisme, du politiquement correct, de l’islamisation et de ces incessantes insultes d’être des nazis juste parce que nous nous engageons pour notre pays et notre Europe.»
Siegfried Däbritz et Thomas Tallacker font partie des premiers mentors de Pegida. Tous deux ont grandi modestement en ex-RDA (République démocratique allemande), tous deux ont ensuite adhéré à des partis bourgeois et tous deux passent, dans leur petite ville de Meissen (27 000 habitants), pour des citoyens ordinaires.
A côté de son métier de garde de sécurité, Siegfried Däbritz, 39 ans, gère avec ses parents une pension de famille. Le père était libéral (FDP) et le fils a appartenu dès 2009 à la direction du FDP local. Il ne s’y est guère illustré mais postait sur Internet des citations de Hitler. Il traite les musulmans de «gilets de dromadaire» et de «chieurs de ravins». Des Kurdes qui se battent contre la terreur de l’Etat islamique, il écrit: «Ils sont un danger tout aussi grand pour la civilisation européenne/allemande que tous les courants au sein du monde musulman.» Däbritz est membre du lobby des armes German Rifle Organisation, serait en contact avec les milieux des rockers et des hooligans et sympathisant de la German Defence League, un groupe d’antimusulmans placé sous la surveillance de la Direction de la sécurité du territoire.
Thomas Tallacker, 46 ans, s’est lui aussi radicalisé ces dernières années. Il a longtemps siégé comme élu CDU au Conseil municipal de Meissen et, il y a dix-huit mois, faisait encore partie du mouvement Meissen multicolore luttant contre le racisme. A Noël, il invitait des sans-abri à manger. Mais sur Internet, le Dr. Jekyll devient Mr. Hyde. A l’été 2013 déjà, il se déchaîne contre ces «90% de gens qui ne veulent qu’empocher l’allocation chômage et qui saignent notre Etat social». Ses amis disent de lui qu’il est facilement influençable mais pas néonazi. Il a fallu du temps, en tout cas, pour que la CDU locale le contraigne à remettre son mandat et ouvre contre lui une procédure d’exclusion.
Huit hommes et deux femmes forment l’association Pegida: outre Bachmann, Tallacker et Däbritz, y figurent la conseillère économique Kathrin Oertel, porte-parole, et un commerçant qui a longtemps géré à Dresde un… hammam. Au début, ils se sont pas mal disputés à propos du nom de leur mouvement, l’un jugeant que l’adjectif «pacifique» était trop gentil, trop compatible avec les droits de l’homme. L’un d’eux écrivait à Bachmann: « Je démissionne, je suis trop à droite. Bonne chance et, s’il est question d’armes, fais-le moi savoir.»
Nouvel élan
Les fondateurs de Pegida ont aussi débattu de la manière d’éviter d’être considérés comme des extrémistes de droite dans l’opinion publique: « Nous ne sommes pas un creuset de cinglés de droite et de néonazis, mais l’avant-garde d’une Allemagne et d’une Europe où l’on ose à nouveau dire ce que l’on veut. Où le patriotisme n’est plus un crime», avertissait Siegfried Däbritz.
Jusqu’à début novembre, Pegida ne ralliait que quelques centaines de manifestants tous les lundis. Jusqu’au 6 novembre, quand l’écrivain turco-allemand Akif Pirinçci donne à Dresde une lecture de son dernier livre, dont le titre se traduit en français «L’Allemagne des sens: le culte fou des femmes, des homosexuels et des immigrés» et où lui, le natif d’Istanbul, s’en prend en particulier aux musulmans et à la «république de tolérance» allemande. La soirée a été organisée par la section du FDP de Meissen au Holiday Inn, dont le directeur est l’ancien président du FDP de Dresde. La conférence semble avoir donné un nouvel élan à Pegida: à la manif suivante, ils étaient déjà 1500 à défiler. Et Däbritz a adhéré au parti populiste de droite Alternative für Deutschland.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy
Sommaire
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Pegida, nouveau visage de l’islamophobie
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La liberté de la presse: et en Suisse?
Rire de tout, au risque de n’être pas compris
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«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»
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