Je n’avais jamais vécu une manifestation de ce type. L’ampleur, d’abord, exceptionnelle, mais, surtout, cette immense collectivisation d’individus, sinon d’individualismes, ce gigantesque conglomérat de gouttes qui faisaient océan et cet océan qui faisait vagues.
Pas de sigles partisans, de banderoles identitaires, de cohortes cadrées, mais une infinité d’initiatives personnelles, chacun brandissant sa petite pancarte à soi, a∞chant son propre slogan, son propre cri du cœur, sa propre profession de foi, son signifiant intime. Non seulement tous en un, mais une multitude d’un en tous. Comme une immense rumeur faite d’innombrables pleurs.
La puissance de cette manière de soulèvement des consciences, d’insurrection de la raison face à tous les fanatismes va-t-elle avoir l’effet d’un tsunami bénéfique?
Y aura-t-il un avant et un après? On dit toujours ça.
Mais, au moins, il y a un acquis qu’on ne pourra effacer: c’est que le peuple de France est capable de ça. Qu’il a montré qu’il était capable de ça. Que c’est lui, spontanément, qui a fait sauter les verrous qui maintenaient tous les clivages, politiques, idéologiques ou culturels en l’état; que, l’espace de ce moment de fusion, il n’y avait plus ni gauche ni droite et qu’un rédacteur en chef du Figaro pouvait défiler au milieu d’une cohorte de mélenchoniens; que – et cela en soi fut inouï, fut énorme – de cette masse qui avait intégré, et même assimilé, toutes ses confluences ne monta aucun cri de haine ou d’exclusion; que non seulement tous les âges, toutes les origines sociales, toutes les couleurs de peau se côtoyaient, mais également toutes les appartenances religieuses, au point qu’on n’avait jamais vu autant de musulmans manifester aux côtés d’autant de juifs. On en a même vus s’embrasser; que, pour la première fois, on vit de vieux briscards soixante-huitards lancer des déclarations d’amour aux policiers et aux CRS; que, surtout, fut déclinée, sous tous les modes, la magnifique litanie «Nous sommes Charlie, nous sommes policiers, nous sommes juifs, nous sommes Français!»
Nous sommes Français! On ne l’avait plus scandé depuis la victoire en Coupe du monde de football, mais, cette fois, cela exprimait non plus un sentiment d’orgueil national mais une volonté de renouer avec un idéal universaliste que, faute de mieux, nous appelons «républicain».
Car la France qui s’est levée, dimanche, fut celle des Lumières, comme en témoignaient les nombreuses citations de Voltaire exhibées ou la multiplicité de cet outil, brandi comme un emblème: le crayon. Le crayon comme la plume. Le crayon contre les kalachnikovs. Le crayon comme arme de l’intelligence opposée aux armes de la connerie. L’arme de «l’adieu aux armes». Le crayon que maniait avec tant de talent mon ami Tignous qui, d’un trait, était capable de traduire ce que je tente d’exprimer ici en tant de lignes; le crayon qui permettait à Cabu de rendre féroce, si nécessaire, son infinie bonté. La plume que cet autre ami, Philippe Lançon, grièvement blessé, utilisait, et utilisera encore longtemps je l’espère, avec une rare dextérité. La plume que dégaina Emile Zola, qui le paya cher lui aussi, pour stigmatiser cette ignominie toujours potentiellement criminelle qu’est l’antisémitisme.
Et demain? Hollande requinqué et, surtout, représidentialisé, Sarkozy quelque peu marginalisé, les rétifs à l’union nationale se reportant sur le Front national? C’est possible.
Mais ce que nous devons tous espérer, c’est que ce 11 janvier constitue un tournant.
Qu’à partir de cette mobilisation historique il soit définitivement entendu qu’il y a des valeurs qui nous sont communes et qui transcendent nos différences.
Que la politique n’est pas une guerre et d’autant moins que nous devons, ensemble, réagir à la guerre qu’on nous fait.
Que l’adversaire, pour être mieux combattu, doit être nommé, désigné, sans cette fausse prudence qui dissimule, en réalité, une trouille.
Que le combat ne sera vainqueur que s’il est mené aux côtés de ces millions de musulmans qui ont déjà perdu des centaines de milliers des leurs en affrontant l’islamo-fascisme. Ces musulmans que nous avons trop souvent poignardés dans le dos.
Sommaire
Cinq jours qui ont ébranlé le monde
La chronique de Jean-François Kahn: la France est capable de ça!
Pegida, nouveau visage de l’islamophobie
Liberté de la presse et démocratie, un lien qui ne va pas de soi
La liberté de la presse: et en Suisse?
Rire de tout, au risque de n’être pas compris
La chronique de Charles Poncet: le chagrin et l’absence de pitié
«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»
La France appelle à un Big Brother européen