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L’origine de la catastrophe

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Jeudi, 15 Janvier, 2015 - 05:59

Analyse. Comment la France a-t-elle pu rater à ce point l’intégration de jeunes musulmans nés sur son sol? La société française est malade, elle ne parvient plus à mettre des mots sur les choses.

Les attentats qui ont fait dix-sept morts la semaine dernière à Paris sont l’expression d’un rapport de force politique: entre, d’une part, un régime libéral de type laïque et, de l’autre, une idéologie totalitaire d’inspiration religieuse, en l’occurrence islamique. Ils soulèvent donc un enjeu de civilisation, non pas à propos des religions, qui peuvent fort bien cohabiter, mais sur la détermination des individus et des sociétés à séparer le politique du religieux, à reconnaître le primat de la raison et de la loi dans la sphère publique.

Il se trouve, aujourd’hui et depuis quelques décennies, que c’est au sein de l’islam que naissent des passions mortifères obéissant à une pseudo-rationalité, qui touche non seulement les populations musulmanes, mais aussi, on s’en rend compte de près, l’«ennemi» désigné: les «mécréants». Au-delà de ces aspects généraux, les tueries de Paris qui ont frappé les dessinateurs de Charlie Hebdo, des policiers et des juifs, participent d’un récit plus particulièrement français, lié à l’histoire coloniale de la France et au fait islamique, lequel a son existence propre.

En bonne logique, ce récit a un début. Mais on s’aperçoit vite qu’il n’est pas si facile que cela de le situer dans le temps. D’autant plus qu’on risque alors de désigner un «coupable idéal», l’Etat français pour ne pas le nommer, colonisateur de l’Algérie en 1830, acte premier dont tout le reste résulterait – coupable de la colonisation et de la dépossession matérielle et mentale qui en découle pour les peuples autochtones, la France l’est cependant bel et bien. La thèse «excusiste» du coupable originel est grosso modo celle des tiers-mondistes. Si cette vision n’est pas sans pertinence dans sa présentation des bouleversements et de leurs conséquences quasi mécaniques, elle fait fi de ce qui est au cœur du régime de liberté dans lequel nous vivons: la responsabilité des individus devant leurs actes.

Entre rejet et acceptation

C’est une évidence: l’indépendance de l’Algérie en 1962 n’a pas mis fin à la «communauté de destin», qu’elle soit choisie ou subie, entre la France et l’Algérie, la relation fusionnelle entre ces deux pays creusant la matrice de la question identitaire qui se pose en France, «pour tous», Franco-Maghrébins et Français d’origine subsaharienne. Plus de cinquante ans après le départ des «Français», l’immigration algérienne en France poursuivant son cours comme si rien ne s’était passé, chose somme toute peu commune après une guerre mais spécificité des conflits issus de la colonisation, on ne peut pas dire que tout «fonctionne» pour le mieux dans toutes les têtes.

Exposé de manière schématique, deux états d’esprit, deux postures prévalent chez les descendants d’immigrés: d’un côté le rejet de la France, de l’autre, la revendication – ou l’acceptation – d’une appartenance pleine et entière à celle-ci. Le rejet n’est pas une nouveauté. La revendication de l’appartenance apparaît en revanche comme une donne plus nouvelle et se double parfois d’un discours patriotique, du type «Nous sommes la France», y compris, voire surtout, dans un environnement de «casse sociale».

Il n’y a là apparemment que des raisons de se réjouir. Ce n’est pas si simple. Ce «Nous sommes la France» peut exprimer davantage un vœu qu’une réalité vécue et par conséquent, il peut entraîner des déceptions conduisant à une attitude de rejet, la posture contraire. Par ailleurs, cette affirmation identitaire contient chez certains un sentiment de suprématie, comme si, après tant d’années de vie d’«exclus», il y avait une prise de conscience du nombre: non seulement nous sommes la France, mais en plus nous sommes nombreux.

Il ne suffit donc pas d’être nombreux et d’en avoir conscience. Il faut encore surmonter les «obstacles» placés en travers de l’émancipation citoyenne. Ces obstacles réels ou supposés, ce peut être les discriminations ethniques, territoriales, à l’embauche, au logement. Mais ce peut être aussi, sur le chemin vers la pleine identité, cet autre Français qui ferait barrage: le «juif». Le «juif» est l’argument central de la doctrine antisémite du duo Soral-Dieudonné, qui continue de faire florès chez une partie de la jeunesse française (pas que la jeunesse, d’ailleurs) et que certains responsables associatifs de quartiers, conscients des ravages provoqués, tentent avec difficulté de contrer.

Cette rhétorique de type nationaliste s’est adossée à une affirmation religieuse grandissante, née de l’«islamisation des quartiers». En réalité, un mouvement de réislamisation tout à fait pensé, amorcé à la fin des années 70 par des prédicateurs en mission auprès d’une population certes de culture musulmane mais peu pratiquante, qu’il s’agissait de doter d’un corpus théologique au moment où il apparaissait qu’elle resterait en France. Des membres de la confrérie des Frères musulmans, attachés à la notion d’«Oumma», de communauté des croyants, se sont astreints, avec d’autres, à cette tâche essentielle à leurs yeux.

En 2004, face aux cas qui se répètent de jeunes filles se présentant voilées dans des écoles, une loi est adoptée qui interdit le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires. C’est indéniablement une loi anti-voile, prise dans un environnement éducatif mais aussi dans un contexte politique et territorial. Elle est l’expression, là aussi, d’un rapport de force. Or si cette loi satisfait, c’est une certitude, un grand nombre de parents musulmans à qui l’Etat ôte là une épine du pied, elle continue d’être combattue, par des jeunes filles elles-mêmes qui cherchent des parades vestimentaires pour la contourner, mais aussi et surtout par des religieux et des leaders associatifs, qui la jugent «scélérate» ou «islamophobe». Ainsi – et la loi anti-burqa sera également décriée – s’est insinué dans l’esprit d’une partie des musulmans que l’Etat français, suppléé par «les juifs et les francs-maçons», est l’«ennemi» des musulmans. Or toute personne de bonne foi ne pouvait pas concevoir qu’un pays laïque comme la France, qui a fait de l’école un sanctuaire avant même l’«arrivée» des musulmans, admettrait une dérogation à cette règle, qui plus est dans un contexte international et national d’islamisme, autrement dit d’une religion faite politique.

"Deux poids, deux mesures"

Les mouvements anticolonialistes, à l’image des Indigènes de la République, ont fustigé la loi de 2004, disant qu’elle était le prolongement de l’entreprise coloniale. Ce sont les mêmes mouvements qui ont couvert d’opprobre Charlie Hebdo, «coupable» selon eux en publiant des caricatures du prophète de verser dans l’«islamophobie» et le «racisme». Toute critique de l’islam, de ses expressions liberticides, toute défense de la laïcité a été jugée par eux comme «islamophobe», car supposément dirigée contre «les musulmans» et leur mode d’affirmation citoyenne. De plus en plus on a entendu parler d’un «deux poids, deux mesures», à l’avantage supposé des «juifs», dont le nombre en France, environ 500 000, est nettement inférieur à celui des musulmans potentiels (5 à 6 millions) – resucée du décret Crémieux accordant au XIXe siècle la citoyenneté française aux seuls juifs d’Algérie, lit-on sur certains forums qui se repaissent de ce «précédent».
C’est une évidence également: une partie des juifs français craint le «nombre musulman», et l’attentat, vendredi 9 janvier à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes à Paris, précédemment la tuerie antisémite de Mohamed Merah, l’an dernier les meurtres de Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles, ne sont pas de nature à apaiser cette crainte. Qui ne date pas d’aujourd’hui, mais des années 80, avec l’émergence politique du fait maghrébin sur le territoire français. Des juifs, principalement séfarades, voient alors dans ce nombre, à l’époque «arabe» et pas encore «musulman», un risque possible, celui d’être submergés, synonyme pour eux de retour, en quelque sorte, à la dhimmitude (l’état de «soumis» dans les sociétés musulmanes).

Cette crainte n’a pas disparu, elle s’est amplifiée et s’est accompagnée de la peur d’un recul de la «civilisation européenne» face à la vision «halal-haram» («licite-illicite») – jugée archaïque et dangereuse pour la survie des humanités gréco-latines – du «petit peuple» musulman des banlieues. Aussi s’est-il développé, presque conjointement à une frange islamo-identitaire, une frange judéo-identitaire où l’on retrouve l’écrivain Renaud Camus, le théoricien du «grand remplacement», et des électeurs juifs du Front national, lesquels, dans les années 80, votaient à gauche comme un seul homme, avant de sentir monter contre eux le danger. Remarquons que des musulmans se sont mis aussi à voter FN (l’arbitrage, au Front, s’annonce difficile). L’académicien Alain Finkielkraut, qui combat le Front national mais qui dresse un tableau alarmant de la situation de l’école en France, peut à certains égards être rangé dans cet ensemble judéo-identitaire.
Un discours qui doit changer

Cela étant dit, ce ne sont pas Alain Finkielkraut, Eric Zemmour ou Michel Houellebecq qui ont armé les frères Chérif et Saïd Kouachi et leur complice Amedy Coulibaly, les auteurs des attentats de la semaine dernière, comme certains le disent ou le laissent entendre, par conviction ou par lâcheté. Pour eux, la barbarie des «dominés», des «damnés de la terre», ne sera toujours que la réponse désespérée à la «sournoise barbarie des dominants» – à cette aune-là, ceux des Hutus qui avaient entrepris d’exterminer les Tutsis au Rwanda avaient des excuses…

Non, ce qui a armé ces individus-là, c’est une idéologie. Une idéologie suprématiste, qui s’affranchit du message de paix de l’islam – l’islam, en termes politiques, n’a de toute manière pas le choix: il ne peut être que paix. Le plus navrant, c’est que cette idéologie habite certains propos de cours d’école. Plus on prendra le phénomène au sérieux, plus on aura des chances de le traiter, pacifiquement, sans dommage pour personne, sauf pour les haineux. Les profs et les responsables associatifs sont en première ligne. Il leur faudra faire preuve de courage et ne pas se taire ou acquiescer dès lors qu’un argument d’enfant ou d’adolescent se pare de l’autorité du «Coran» ou du «prophète».

Mais ils ne pourront pas tout faire, tout seuls. Le discours des élites, des «sachants», des «pédagos» du nivellement par le bas, doit lui aussi changer. Ce qui est reproché, souvent avec hargne et dans des mots abjects, à Alain Finkielkraut, qui n’est pas ce genre de «pédago», ce ne sont pas ses références littéraires, son savoir, sa culture, mais l’impression qu’il peut donner de ne pas vouloir les partager avec ceux dont il aurait décrété qu’ils ne sont pas capables de les recevoir. Il y a sûrement moyen de s’arranger.

D’un malheur, une chance, dit-on, parce que l’espoir, c’est certain, fait vivre. Après la mobilisation sans précédent de dimanche, vers quoi va-t-on en France, et ailleurs, au Nigeria par exemple, où la secte Boko Haram tue à tour de bras? Les assassinats de juifs perpétrés par Mohamed Merah n’avaient manifestement pas suffi à déshonorer l’«islamisme radical», qui gardait son utilité contre les «manœuvres immorales de l’Occident». Il en va sans doute autrement désormais, et les folies de Daech ne sont sans doute pas étrangères à ce qu’on peut appeler une prise de conscience. Un indice, petit indice: alors qu’en 2012 le philosophe de «culture musulmane» Abdennour Bidar s’était attiré des injures pour avoir osé écrire, dans Le Monde, que Merah était «un monstre issu de la maladie de l’islam» (de ses dérives littéralistes, un constat posé par des théologiens musulmans qui n’ont pas l’âme de «vendus»), ses interventions télévisées au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo ont été sinon bien accueillies, du moins n’ont pas provoqué l’ire quasi générale d’il y a trois ans.

Les «fronts» d’hier sont appelés à «bouger», peut-être indépendamment, mais c’est tout sauf certain, du conflit israélo-palestinien, qui occupe une position centrale dans la formation de la citoyenneté politique du «jeune de banlieue». Il ne faudrait pas, évidemment, que la lutte contre l’islamisme radical se fasse au détriment des Palestiniens et de leur aspiration à une vie plus digne, encore que l’une et l’autre questions ne soient pas historiquement liées – on attend avec appréhension les résultats des élections anticipées israéliennes de mars.

Une si fragile union

La défense de la laïcité, devenue constitutive d’un front avait ces derniers temps en France, perdu du crédit, elle était jugée «réac», «islamophobe». Va-t-elle regagner toutes ses lettres de noblesse, alors que le Parti socialiste a entamé une reconquête du «vote musulman», réputé conservateur en termes de mœurs, que la loi sur le mariage gay lui avait en partie aliéné? Rien n’est moins sûr. La «répudiation» de Jeannette Bougrab, ancienne secrétaire d’Etat sous Nicolas Sarkozy, la «vilaine réac», par la famille de Charb, le patron de Charlie Hebdo assassiné, a fait la joie des militants du multiculturalisme.

On voit bien que la belle union nationale de dimanche ne tient qu’à un fil. Sauf que ce fil est peut-être ultrarésistant, on ne sait pas. Les semaines qui viennent renseigneront sur sa solidité. Des pogroms antimusulmans, la France n’ayant toutefois pas une tradition «pogromiste», pourraient mener le pays sur la voie du chaos. Jusqu’ici, ce sont plutôt des juifs qui «prennent». Au rayon des accessoires politiques, on demande deux outils: de l’habileté et du courage.


Sommaire

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