Essai. Double massacre dans la rédaction de «Charlie Hebdo» et à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Puis des manifestations monstres à Paris, dans toute la France, en Europe et dans le monde entier. Que s’est-il passé entre le 7 et le 12 janvier?
Ce 7 janvier aurait dû être le jour de Houellebecq et du lancement de son roman islamo-visionnaire Soumission. L’équipe de Charlie Hebdo l’avait d’ailleurs accroché en une. Mais il faut croire que les choses ne doivent pas se passer comme le quarteron d’intellectuels déclinistes aiment à le prophétiser.
Il y avait à Paris, depuis plusieurs semaines, le sentiment que quelque chose de funeste allait advenir, une lourdeur paranoïaque, un climat de tension que les visiteurs romands dans la capitale française notent toujours avec un peu d’effroi, eux qui ne sont pas habitués à voir patrouiller des hommes en armes dans les gares ou surveiller les lieux «sensibles». Le plan Vigipirate était en place, routine sécuritaire des pays qui s’exposent sur la scène internationale.
Mais ce dispositif préventif n’a rien empêché, 17 morts en trois jours, une capitale paralysée par la traque des djihadistes, tout un pays tétanisé par l’horreur.
Vigipirate n’a rien empêché, du moins pas cette fois. Il faut observer les responsables politiques quand ils prennent la parole après de telles tragédies. Il y a ce qu’ils disent, ce qu’ils sous-entendent et ce que leurs visages avouent: on ne saura jamais combien d’attentats sont déjoués, seuls nous bouleversent ceux qui «réussissent», mais eux le savent, ils ont une connaissance intime, quotidienne, de l’ampleur des menaces. Quand ils proclament qu’il ne pourra jamais y avoir de sécurité absolue, ceux qui ont pour mission de nous protéger sont d’une brutale sincérité.
C’est peut-être ce sentiment de ne pas toujours pouvoir faire rempart à la barbarie qui explique l’empressement des autres chefs de gouvernement à manifester leur solidarité et à annoncer leur venue à Paris pour une marche républicaine. Cameron, Rajoy, Merkel, Renzi… tous connaissent précisément, comme Hollande et Valls, ce qui aurait pu advenir, ce qu’il faut encore redouter (les mesures de sécurité en Europe restent à leur plus haut niveau).
Les morts et les massacres qui révulsent ne manquent pas. Pendant la sinistre cavale des membres de la filière des Buttes-Chaumont, Boko Haram a assassiné 2000 personnes au Nigeria. Des Syriens agonisent chaque jour. D’où vient que l’émoi est planétaire pour les morts parisiens? Après le 11 septembre 2001, nous étions tous Américains, mais il n’y a pas eu autant de manifestations publiques, ni si fréquentées. Pas non plus l’été dernier pour les morts de Gaza.
Des cyniques ont une thèse: un média a été frappé, alors les autres médias se sont projetés, identifiés à leurs collègues flingués en séance de rédaction, et ils auraient surréagi. Cela n’explique pas les millions de Français dans les rues ce week-end, les hommages spontanés dans tant d’autres cités du globe.
Ce n’est pas seulement un journal qui a été visé sauvagement, mais ce qu’il symbolise et que Charlie Hebdo incarnait plus que d’autres avec son insolence soixante-huitarde: la liberté d’expression, ce vecteur de nos démocraties (lire les articles de Luc Debraine et d’Olivier Meuwly en pages 16 et 18).
Le forfait a été commis à Paris, en France, la grande nation qui a écrit la Déclaration universelle des droits de l’homme, au cœur de l’Europe, le plus grand espace de libertés qui ait jamais existé dans l’histoire. Il s’est doublé d’un énième crime antisémite, et se caractérise par une attaque froide et déterminée contre les forces de l’ordre, donc contre l’Etat de droit.
C’est donc plus que du terrorisme vengeur et aveugle, c’est une atteinte majeure à l’Occident et à son ambition de faire vivre en paix et ensemble des communautés aux identités diverses. D’où le rassemblement d’une cinquantaine de chefs d’Etat et de gouvernement autour de François Hollande.
Dès lors, après ces cinq jours qui ont médusé le monde, il y a deux ou trois imbéciles certitudes de salon qui méritent d’être révisées.
La France relève la tête
Depuis que son taux de chômage ne retourne pas à la baisse, depuis que certains de ses intellectuels font métier de mettre en scène son déclin, on a beaucoup dit la France déprimée, apathique, s’enfonçant dans le sinistre compte à rebours de l’avènement présidentiel de Marine Le Pen en 2017. Ce 7 janvier, sept heures après la tuerie de Charlie Hebdo, les gens sont descendus dans la rue pour protester silencieusement, fraterniser dans l’épreuve: 100 000 ce premier soir dans toute la France, 35 000 à Paris, avant même que les terroristes aient été neutralisés. Puis ils furent de 3 à 4 millions le week-end dernier. Des chiffres inouïs, qui n’ont plus été enregistrés depuis les défilés de la Libération, au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Cet élan, ce sursaut, cette volonté de rester debout sont un puissant démenti à tous ceux qui proclament que l’Hexagone, l’Europe, l’Occident sont trop décadents, trop avachis dans la société de consommation, trop libertins, trop libertaires pour réagir. Le Vieux Continent n’est pas condamné à pourrir et à s’effacer. La défense de la démocratie n’est pas moribonde si des milliers d’internautes-citoyens reprennent à leur compte le slogan serti de noir: «Je suis Charlie».
Les réseaux sociaux, justement; leur développement frénétique a beaucoup fait gloser sur leur effet annihilant. La mobilisation, comme la nostalgie, ne serait plus ce qu’elle était: je like sur Facebook et puis j’oublie, je retweete et je me disperse. Mais non, les indignés des réseaux sociaux ne sont pas des moutons passifs. Lorsqu’il le faut, ils délaissent leurs pantoufles et sortent manifester dans la rue en plein mois de janvier.
L’antienne sur la nullité des politiques prend, elle également, un coup (même si les prochaines révélations sur les failles dans les dispositifs de sécurité ébranleront la position de l’un ou l’autre). Réputés mous ou impuissants, les élus savent dans les heures graves décider (et ce n’est pas une petite chose anodine que de demander aux forces de l’ordre, fussent-elles spécialisées dans ce genre d’opération, de donner l’assaut). C’est le triste privilège des tragédies que de faire émerger des tempéraments.
Enfin un contre-discours
Valls, mieux que Hollande, a su mettre des mots et énoncer le défi: concilier les valeurs républicaines avec plus de fermeté face aux dérives islamistes. Dans l’urgence, le premier ministre a élaboré une sorte de contre-discours aux appels à la haine de Dieudonné et de Zemmour, qui ont trop tourné en boucle ces derniers mois dans la République. Il a redit que les musulmans et les juifs font partie de la communauté nationale. Cette idée simple, mais piétinée par le manque de politique d’intégration sérieuse (lire l’article d’Antoine Menusier en page 10), s’incarne désormais dans le slogan «Je suis Charlie», qui promet de devenir le slogan d’une génération. On disait les jeunes désenchantés et désidéologisés, on constate qu’ils ne demandent qu’à trouver de bonnes raisons de se mobiliser pour défendre des libertés qu’ils perçoivent soudain comme non acquises pour toujours.
Un défi européen
L’éditorialiste Jean-François Kahn ne s’y est pas trompé en ressortant le chant des partisans: «Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place.» Il y a, dans le sursaut français, une volonté de rédemption qui puise dans les valeurs de la Résistance, que Hessel avait déjà su exhumer pour redonner du sens à l’engagement.
Dans ces conditions, le combat des démocraties contre l’intégrisme islamiste n’est peut-être pas aussi perdu d’avance qu’un Houellebecq l’imagine. Les Etats-Unis ne sont pas parvenus jusqu’ici à vaincre le terrorisme sans renier leurs serments démocratiques. L’Europe, si cahotante, retrouve un but idéal, ni financier ni économique, mais humaniste: défendre sa sécurité et ses libertés, sans piétiner ces dernières.
Ce sont les politiques qui décident qu’il y a un avant et un après-événement, a déclaré la philosophe Cynthia Fleury. La réaction populaire aux attentats les oblige en tout cas à agir avec plus d’efficacité, à se montrer à la hauteur. La mobilisation collective, d’une ampleur qui dépasse toute tentative d’explication par une manipulation soigneusement orchestrée, montre que l’enjeu n’est pas que sécuritaire, il est tout autant culturel et social.
Encore faudra-t-il prendre la mesure de ce qui s’est passé, réviser ou réajuster ses clés de lecture. Certains experts et certains médias peinent à prendre la dimension du séisme, à sortir des analyses manichéennes, ils s’enferrent dans leurs petites marottes: focale sur Marine Le Pen, zoom sur les people, agacement contre le bal des puissants dans un remake dérisoire des élites coupées du peuple, alors que justement, ce 11 janvier, tous étaient réunis dans la même douleur, la même ferveur, la même détermination. Ni soumis ni abattus comme le souhaitaient les djihadistes, mais debout.
Sommaire
Cinq jours qui ont ébranlé le monde
La chronique de Jean-François Kahn: la France est capable de ça!
Pegida, nouveau visage de l’islamophobie
Liberté de la presse et démocratie, un lien qui ne va pas de soi
La liberté de la presse: et en Suisse?
Rire de tout, au risque de n’être pas compris
La chronique de Charles Poncet: le chagrin et l’absence de pitié
«Souvent, ils n’ont pas grand-chose à perdre, ce qui facilite leur passage à l’acte»
La France appelle à un Big Brother européen