Interview. Pour Jean-Pierre Greff, directeur de la HEAD, l’illustration de presse, mise en lumière par l’attentat à «Charlie Hebdo», doit bénéficier d’un meilleur enseignement.
Directeur de la Haute Ecole d’art et de design de Genève, Jean-Pierre Greff le notait dans notre numéro spécial dédié aux attentats de Paris: une école d’art est un lieu de la liberté de pensée et de création où doit s’enseigner, parmi d’autres disciplines, le dessin de presse. Il importe même, selon lui, de développer l’apprentissage de cette pratique, au fonctionnement et à la responsabilité si particuliers.
Enseignez-vous le dessin d’actualité dans votre école?
J’ai toujours eu pour souci de renforcer la spécificité de nos formations, notamment pour assurer la complémentarité entre les différentes écoles d’art du pays. Dans notre filière en communication visuelle, l’un des axes forts est l’image-récit. Nous y traitons de la manière de raconter des histoires par l’image. Il peut s’agir de l’illustration pour la jeunesse et pour les adultes, de la communication culturelle comme l’affiche, de la bande dessinée ou, précisément, du dessin de presse.
Le fait d’être à Genève, place forte de la BD, est-il déterminant?
Genève tient une place importante dans l’histoire de l’illustration. C’est ici qu’a été inventée la bande dessinée, grâce à Rodolphe Töpffer. Aucune autre ville de cette taille n’accueille autant d’illustrateurs, d’auteurs de bandes dessinées, de dessinateurs de presse. Chappatte, Hermann, Farkas, Tirabosco, Zep, Wazem, Reumann, Albertine… C’est une chance unique de pouvoir travailler à partir de cette tradition et de ce vivier de talents.
Vous voulez développer l’enseignement du dessin de presse. Comment?
A l’heure actuelle, le dessin de presse n’est qu’une expression visuelle parmi d’autres dans notre filière de communication visuelle. J’ai l’intention de la développer grâce à des modules d’enseignement spécifique et d’ateliers pratiques, avec l’aide de quelques-uns des talents évoqués plus haut. Mirjana Farkas, Helge Reumann ou Wazem travaillent déjà avec nous. Nous inviterons d’autres dessinateurs à nous rejoindre.
Le dessin de presse peut-il vraiment s’enseigner dans une école d’art?
Ce qui s’enseigne d’abord, c’est la réflexion et l’analyse du pouvoir d’un tel type d’image. Il faut évaluer ses modes de fonctionnement, ses limites, son éthique, sa responsabilité, son cadre juridique. Il faut se demander pourquoi le dessin de presse peut avoir un tel effet sur les consciences, les croyances, les sensibilités. On le voit dans les débats consécutifs à la tragédie de Charlie Hebdo: ils sont tissés de malentendus, de méconnaissances, d’a priori sur la fonction et la nature de ces dessins. Les positions sont tranchées, au point d’être irréconciliables. C’est ici que peut intervenir l’enseignement d’une école d’art, dont le rôle et la responsabilité doivent être de clarifier ces débats. Il importe de développer une meilleure intelligence du dessin de presse.
Intelligence du dessin? Que voulez-vous dire?
Le dessin de presse est une construction rhétorique qui tire à la fois parti du dessin d’humour et de l’humour écrit. Son mécanisme obéit à un certain nombre de figures de rhétorique qui utilisent l’adjonction, la suppression, la permutation, l’inversion… Regardez l’extraordinaire dessin de l’illustrateur hollandais Ruben Oppenheimer réalisé juste après le drame affreux de Charlie Hebdo: deux crayons plantés verticalement comme les deux tours du World Trade Center et attaqués par un avion. Le procédé rhétorique utilisé ici est celui de la permutation. Le dessin de presse est fondamentalement une opération langagière. C’est un discours qui peut être très fort, voire subversif, si ce n’est explosif. Il faut mieux se former au fonctionnement particulier du dessin de presse pour comprendre et maîtriser son discours. Il est indispensable d’avoir une meilleure conscience critique et morale de ce qui se joue dans cette pratique.
Pourquoi les dessins de presse ont-ils une telle efficacité immédiate?
La parole est lente, mais le dessin rapide. On est ici dans le quasi-instantané, dans la compréhension en un coup d’œil, avec une richesse sémantique incroyable. D’autre part, ce type de dessin permet de signifier une chose en montrant autre chose, comme dans le cas des deux crayons - tours jumelles. C’est une métaphore qui n’est plus verbale, mais figurée, concrète. La puissance d’énonciation du dessin de presse est irremplaçable. En comparaison, le langage parlé ou écrit, ainsi que la photographie, sont bien moins efficaces.
Le dessin de presse est donc plus que jamais indispensable, alors que beaucoup se demandent s’il a encore sa place dans une presse en pleine redéfinition de ses acquis…
Le dessin de presse n’est pas une survivance du passé. Son efficacité, son pouvoir, son prestige, sa fonction demeurent intacts. On l’a bien vu avec les événements traumatisants de ces derniers jours. Le dessin a été le premier à traduire l’émotion générale. Il conjugue à la fois le prestige de l’image et la puissance analytique du verbe.