Reportage. L’économie partagée ne permet pas seulement de réserver des taxis ou des chambres. Il est aussi possible d’obtenir des habits, de louer un vélo ou de vivre des expériences uniques. Notre journaliste s’est essayé pendant quarante-huit heures à ce concept qui prend de l’ampleur.
Raté. La chemise est rose, assortie de fines rayures bleues. Et les manches m’arrivent aux coudes. La photo publiée par hmr1323 sur Vinted montrait pourtant un habit blanc, taille medium, pour hommes. Le pull n’est pas mieux. Les manches et le col sont déchiquetés. Résultat: je ressemble à un Sugus à la fraise mal emballé.
Les choses se passent mieux avec Rob qui m’attend au coin d’une rue de Greenpoint, un quartier au nord de Brooklyn. A ses côtés, deux vélos. Il m’en tend un, magnifique, tout doré. Il le loue 20 dollars la journée via Spinlister, un site qui permet de partager sa bicyclette, du matériel de camping ou de ski. «En un mois, j’ai gagné 260 dollars, me précise le New-Yorkais. Comme le vélo m’a coûté 350 dollars, je l’ai ainsi bientôt remboursé.»
C’est là tout l’avantage des plateformes de l’économie partagée: rentabiliser les objets achetés au prix fort tout en donnant la possibilité à d’autres personnes d’en profiter à un moindre prix.
Le concept est apparu au lendemain de la crise financière de 2008. «Les gens voulaient dépenser moins, explique Lisa Gansky, auteure de The Mesh, un livre sur le sujet. Et, au même moment, l’arrivée de nouveaux outils technologiques comme les smartphones ainsi que l’émergence des réseaux sociaux ont permis aux gens de communiquer plus rapidement et plus facilement.»
Après la bicyclette, l’animal de compagnie, quand David, un graphiste, me contacte sur DogVacay, un site qui met en lien des propriétaires de chiens ou de chats avec des personnes disposées à garder leur compagnon à poil. Comme David doit aller à une réunion à Manhattan, il me confie, en échange de 20 dollars, son Wolfgang, qui ressemble à un Milou sous stéroïdes.
L’un des principaux défis pour ces plateformes web consiste à établir un lien de confiance entre les utilisateurs. Comment savoir si un individu va s’occuper convenablement de son chien? Ou que faire si l’animal commet des dégâts?
Pour rassurer, ces sites s’appuient principalement sur les recommandations rédigées par d’autres usagers. Et certains réseaux vérifient l’identité des internautes en leur demandant une copie de leur passeport. DogVacay demande aussi aux dog-sitters de passer un entretien avec l’un de ses membres. L’entreprise jouit par ailleurs des services d’une assurance qui couvre les dommages jusqu’à 3 millions de dollars.
Les sites ne sont cependant pas tous aussi consciencieux. «Le secteur est encore trop neuf, il y a d’énormes trous législatifs, explique Janelle Orsi, une avocate spécialiste de l’économie partagée. Les utilisateurs de ces réseaux qui se sont convertis en nano-entrepreneurs ne sont pas en harmonie avec la loi.»
Airbnb, qui met en location différents types de logements, illustre parfaitement les problèmes réglementaires posés par l’économie partagée. Pour la nuit, j’ai réservé une chambre dans le loft de Rick, le charpentier officiel de la Bourse de New York. Le lieu est situé dans un ancien entrepôt industriel. Les meubles y sont choisis avec soin, comme ce billard dans le salon.
Louer un espace permet à Rick de financer son loyer, qui s’élève à 2700 dollars par mois. «Ne parvenant pas à payer cette somme seul, je loue alors la chambre environ quinze jours par mois», raconte ce grand brun de 45 ans. Coût de la nuit chez Rick: 112 dollars. Un prix près de deux fois inférieur à celui d’un hôtel. Ce qui a valu au réseau d’être accusé de concurrence déloyale par des groupes hôteliers. D’autant qu’Airbnb rencontre beaucoup de succès. Depuis son lancement en 2007, il a déjà «hébergé» plus de 10 millions de personnes dans les 550 000 logements qu’il répertorie autour du globe.
Résultat, certaines villes, comme Bruxelles, ont interdit la plateforme. San Francisco a exigé des utilisateurs de payer la taxe hôtelière. New York a de son côté limité la durée d’une location à trente jours si le propriétaire de l’appartement est absent.
Après Rick, Michael, qui m’attend le lendemain sur les marches du National Museum of the American Indian, emmitouflé dans cinq pulls et vestes. Je l’ai contacté sur Vayable, un site qui sert à partager du savoir et ainsi vivre des moments particuliers, comme celui d’écouter un pianiste jouer chez lui pendant deux heures (coût: 50 dollars), de visiter les meilleurs restaurants sans gluten de New York (95 dollars) ou encore de participer au jogging d’un habitué de Central Park (15 dollars).
J’ai réservé Michael pendant deux heures. Sa particularité? Avoir été l’un des leaders du mouvement Occupy Wall Street. Cette expérience au sein du groupe protestataire de 2011, il propose de la raconter pour 40 dollars. Il m’explique ainsi comment les uns et les autres se sont organisés pour vivre sur place et affronter la police. «Un jour, Alec Baldwin est venu nous aider à balayer notre camp», dit-il en riant.
Michael s’est ainsi transformé en un morceau d’histoire vivant. C’est la force de ces plateformes qui offrent la possibilité de partager des biens immatériels. «Personne ne se rend sur ce genre de site pour réaliser une simple transaction monétaire, explique Lisa Gansky. On le fait surtout pour rencontrer des gens.»
Du bricoleur au chauffeur
Daniel est mon sauveur. Sur le pas de ma porte traîne une planche qui doit être sciée… depuis onze mois. Cet homme de 42 ans, originaire du Queens, est un «tasker» embauché via TaskRabbit, un réseau par lequel il est possible d’engager des gens pour exécuter n’importe quoi. Et pour 32 dollars, il va couper ma planche.
Daniel a quitté l’entreprise de télécommunications Verizon pour devenir un «tasker» à plein temps depuis le mois d’octobre. En novembre, il a réalisé 53 missions, comme fixer un tableau au mur ou livrer des colis. Il a ainsi gagné 3000 dollars. Une somme qui lui permet de vivre modestement.
Les réseaux comme TaskRabbit ne sont cependant pas la panacée. Rien ne garantit que Daniel touchera la même somme chaque mois. Et il peut se casser un bras. Dépourvu d’assurances sociales, il ne touchera alors aucune rémunération. «Ces employés de l’économie partagée sont très peu protégés, précise Denise Cheng, une chercheuse indépendante qui travaille sur le sujet. En sociologie, on appelle cela le précariat.»
Le soir, une voiture commandée grâce à l’application Lyft, un service de taxis conduits par des quidams, vient me chercher. Le conducteur, Carl, est un ancien chauffeur de bus scolaire qui gagne 1000 dollars par semaine grâce à l’app.
Uber, Lyft et les autres services de taxis partagés ont beaucoup fait parler d’eux. Les chauffeurs seraient mal payés, les données des utilisateurs mal protégées. Et des passagères se sont plaintes de harcèlement sexuel de la part des conducteurs. En Inde, l’une d’elles s’est fait violer, poussant le gouvernement à interdire toutes les applications de taxis.
J’arrive chez Shuchi pour dîner. Nous nous sommes rencontrés sur EatWith, qui offre la possibilité de manger chez des étrangers, en compagnie d’étrangers. Un couple de fermiers canadiens en vacances et quatre étudiants sont déjà à table. Notre hôte, une Indienne de 32 ans qui a travaillé dix ans pour une banque d’investissement, a décidé de se reconvertir dans la restauration. «Lancer mon propre établissement serait trop risqué et je n’ai pas de diplôme de cuisine», dit-elle. Elle a donc commencé à organiser ce genre de soirée deux fois par semaine pour s’entraîner.
Les sites comme EatWith ou les autres plateformes de l’économie partagée ont cette particularité de faciliter les changements de vocation. Rachel Botsman, auteure de What’s Mine Is Yours, un livre qui décrypte ce phénomène, a estimé que le seul marché de la location peer-to-peer représente 26 milliards de dollars.
Shuchi arrive avec un plateau recouvert d’amuse-bouches indiens. Il sera suivi de quatre autres plats gastronomiques influencés par le sous-continent – pour un coût total de 57 dollars. Le seul moment inconfortable de la soirée? Faire comprendre aux invités qu’il est temps de partir.
Au total, cette expérience m’a coûté environ 300 dollars. Un prix qui aurait au minimum doublé si je m’étais aventuré au sein de l’économie traditionnelle: un repas gastronomique se serait par exemple élevé à 200 dollars et une chambre d’hôtel du même standing que celle louée chez Rick à au moins 250 dollars. Ainsi, grâce à l’économie partagée, il m’a été financièrement possible de m’adonner à la plupart de ces activités ou de rencontrer un leader d’Occupy Wall Street.