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«La Suisse doit choisir entre l’indépendance totale et l’euro»

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Jeudi, 22 Janvier, 2015 - 05:54

Interview. L’abandon soudain du taux plancher force le pays à s’interroger sur les bénéfices et les coûts qu’il y a à garder sa monnaie, souligne le professeur Philippe Bacchetta.

Propos recueillis par Yves Genier

Il aurait pu succéder à Jean-Pierre Danthine, l’actuel vice-président de la Banque nationale suisse (BNS), qui se retirera fin juin prochain. Philippe Bacchetta, professeur au Swiss Finance Institute et à l’Université de Lausanne, a dû s’incliner devant une autre candidate, Andrea Maechler, actuellement au Fonds monétaire international. Aussi ce spécialiste de finance internationale et de politique monétaire garde-t-il toute son indépendance pour jeter un regard froid et dépassionné sur les causes du choc que vient de subir l’économie helvétique.

Avez-vous été surpris par la décision prise par la BNS le jeudi 15 janvier?

Naturellement, comme tout le monde.

Pourquoi une telle décision maintenant?

La BNS pouvait maintenir le taux de change minimal, l’abaisser, l’appuyer sur un panier de monnaies ou le supprimer. C’est cette dernière option qui a prévalu. Probablement parce que la pression des marchés financiers devenait insupportable, notamment avec la perspective d’un nouvel assouplissement quantitatif de la Banque centrale européenne (BCE). La BNS a jugé qu’il était moins douloureux de tout arrêter plutôt que de poursuivre envers et contre tout.

Thomas Jordan, son président, affirme que les entreprises ont eu assez de temps pour se préparer. Faut-il le croire?

Les entreprises ont effectivement eu trois ans de répit. Mais elles se sont bercées de l’illusion que le plancher allait perdurer. Pourquoi? Parce qu’elles ont cru la BNS, qui se disait déterminée! Pour sa part, la banque centrale ne pouvait pas infléchir son discours, sauf à prêter le flanc aux spéculateurs. Cela a généré une situation schizophrénique.

Cela dit, les conséquences ne paraissent pas si graves que cela: la conjoncture devrait ralentir, mais pas plonger dans la récession. Le chômage va augmenter, des gens vont perdre leur emploi, mais pas dans une proportion dramatique. Thomas Jordan a donc en partie raison de calmer le jeu.

La BNS passe maintenant pour une traîtresse. Quelle crédibilité lui reste-t-il ?

Elle l’a gardée. Une banque centrale doit prendre les marchés par surprise, quitte, parfois, à mentir. C’est un aspect peu désirable du job, et il est normal que l’opinion publique soit outrée. Mais, en matière de surprise, c’est réussi!

Hormis la surprise, sa décision est-elle vraiment un succès?

La banque a montré qu’elle contrôle encore la situation. Mais elle a aussi affiché son impuissance face aux marchés internationaux, et qu’elle ne peut pas protéger l’économie suisse autant que d’aucuns l’espéraient.

L’abandon du taux plancher

est-il un appel à l’aide de la Suisse pour une meilleure coopération internationale?

Ce n’est pas un signal de détresse. Mais il montre l’impasse à laquelle conduit le manque de coordination des politiques monétaires actuelles entre banques centrales, à commencer par la Fed américaine et la BCE.

Quels enseignements les autres pays pourront-ils retirer de l’expérience suisse?

La Suisse a montré qu’une décision unilatérale de sa part provoque de fortes turbulences sur les marchés financiers. Elle va peut-être inciter les grandes banques centrales, à commencer par l’américaine et l’européenne, à mieux se coordonner. Or, ce n’est pas ce que l’on voit. La Fed va relever ses taux d’intérêt alors que la BCE fait le contraire.

La décision de la BNS marque-t-elle une relance de la guerre des monnaies?

Non seulement cette guerre fait rage, mais la Suisse l’a perdue! Elle avait tenté de se protéger des effets les plus négatifs et elle a échoué. Avec la hausse soudaine du franc, ce sont ses concurrents qui emportent la partie.

La Suisse est-elle désormais condamnée à souffrir?

Sa marge de manœuvre est très limitée. Elle ne peut guère espérer convaincre les grands ensembles comme les Etats-Unis ou l’Union européenne de montrer plus d’égards envers sa situation. Elle est donc condamnée à traverser une nouvelle phase de turbulences en espérant que sa monnaie ne s’apprécie pas trop. C’est très inquiétant, mais elle n’a guère le choix.

En fait, la Suisse (re) découvre qu’elle ne peut pas faire tout ce qu’elle veut!

Elle prend conscience que le maintien d’une indépendance monétaire absolue dans un monde très interconnecté est très coûteux. Les prochains mois lui diront si elle préfère se payer ce luxe ou pas. Cette question n’est pas neuve, mais elle se pose avec plus d’acuité que jamais.

Quel est le coût de l’indépendance monétaire?

Une grande volatilité du franc. Et un faible taux de croissance de l’économie cette année, voire en 2016 ou, pis, une récession, contrastant avec les années de forte croissance que la Suisse vient de traverser. Mais il est trop tôt pour avoir une vision claire.

A partir de quel seuil de douleur

la Suisse n’acceptera-t-elle plus de payer pour son indépendance monétaire?

C’est bien évidemment subjectif. Dans le passé, les taux d’intérêt étaient nettement plus bas en Suisse que dans les pays voisins. On acceptait donc des coûts parfois élevés pour assurer l’indépendance monétaire. Cette différence a presque disparu aujourd’hui, rendant ces coûts moins tolérables. Actuellement, la Suisse ne tire aucun bénéfice à conserver une politique monétaire indépendante.

Quelles sont les solutions de remplacement?

Si l’on décidait de garder une indépendance absolue impliquant des taux de change flexibles, le pays devrait continuer de vivre avec de très fortes fluctuations de change. Il faudrait donc armer les entreprises exportatrices contre ces variations. On pourrait par exemple introduire des systèmes compensatoires entre secteurs d’activité, les gagnants soutenant les perdants, et vice versa. L’autre extrême, c’est d’abandonner sa monnaie.

Un abandon du franc?

Oui. Ce qui serait une décision extrêmement lourde, évidemment politique.

Ce qui implique?

Une adhésion à l’euro.

L’économie suisse aurait-elle vraiment intérêt à adhérer à une zone monétaire qui cumule les difficultés depuis des années?

La question s’était déjà posée avant la création de l’Union économique et monétaire, dans les années 1990. Si elle franchissait ce pas aujourd’hui, la Suisse se mettrait à l’abri des fluctuations de change avec ses principaux partenaires commerciaux européens. Evidemment, elle perdrait son indépendance monétaire.

Un tel abandon condamnerait la Suisse à subir des hausses ou des baisses de taux d’intérêt décidées ailleurs, à des moments parfois inopportuns. Est-ce vraiment un gain?

Cette contrainte existe déjà. La BNS ne peut pas faire varier les taux d’intérêt exclusivement en fonction des besoins internes de l’économie. Si c’était le cas, elle n’aurait pas besoin de taux d’intérêt aussi négatifs. Mais elle doit essayer d’empêcher une hausse supplémentaire du franc.

Pour sa part, la BCE doit certes tenir compte des réalités économiques de chaque pays de la zone euro, mais le pays dont elle s’occupe en particulier est l’Allemagne. Or, la structure économique de notre voisin du nord n’est pas très différente de la nôtre. La Suisse ne devrait pas souffrir d’être soumise à la politique monétaire de la BCE.

Ne risque-t-on pas une hausse des taux d’intérêt plus marquée lorsque la crise prendra fin?

C’est impossible à dire. On manque de recul. Mais si les taux remontent, les débiteurs hypothécaires seraient parmi les premiers à souffrir.

La place financière a beaucoup profité de l’indépendance de la politique monétaire.

Ne souffrirait-elle pas d’un abandon du franc?

Ce n’est pas l’existence du franc qui a assuré, à elle seule, le succès de la place financière suisse. Celle-ci jouit d’atouts qui ne se trouvent pas chez ses concurrents. Elle continuera de prospérer indépendamment de la monnaie. Les banques suisses abritent déjà de très importants dépôts en euros. Une adhésion de la Suisse à la monnaie unique transformerait simplement dans cette monnaie tous les comptes libellés actuellement en francs.

La Suisse peut-elle vraiment adopter l’euro sans adhérer à l’UE?

Je pense que la Suisse aurait actuellement peu à gagner avec une adhésion à l’UE. Elle fonctionne mieux. Elle peut prendre des décisions de politique économique plus efficaces. Politiquement, l’optique d’une adhésion est irréaliste. Même une entrée dans la zone euro se heurterait à de très gros obstacles politiques.

N’y a-t-il pas de modèles intermédiaires, l’instauration de bandes de fluctuation restreintes entre le franc et l’euro, comme le font plusieurs pays nordiques?

Ce modèle n’est pas applicable à la Suisse car son intégration financière est telle que les mouvements de capitaux sont trop importants pour être contrôlés par une banque centrale, au contraire de pays comme le Danemark ou la Suède, dont les flux de capitaux sont moindres. L’expérience du taux plancher nous l’a bien montré. On ne peut plus échapper à l’alternative entre l’application d’un taux de change complètement flexible ou complètement fixe.


Philippe Bacchetta

Codirecteur du département d’économétrie et d’économie politique de la faculté des HEC  de l’Université de Lausanne, ce professeur du Swiss Finance Institute est l’un des principaux experts de politique monétaire romands. Formé en Suisse, en Espagne et aux Etats-Unis, ancien consultant académique pour plusieurs banques centrales, il a présidé la Société suisse d’économie et de statistique et a dirigé l’Institut d’études de la BNS à Gerzensee.

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