Décryptage. L’abandon du taux plancher expose la Suisse à des dangers qu’elle a préféré ignorer jusqu’ici. Elle est amenée à s’interroger sur le prix qu’elle est prête à payer pour conserver son indépendance monétaire. L’autre option? Rejoindre la zone euro.
Philippe Le Bé, Yves Genier, François Pilet
«Pendant la première demi-heure, ça partait dans tous les sens. D’une transaction à l’autre, les cours entre le franc et l’euro changeaient dans des proportions inouïes, sans aucun lien entre les unes et les autres. Le marché était complètement dépassé et n’arrivait plus à suivre. Je n’ai jamais vu cela de ma carrière!» Et pourtant, l’économiste Daniel Varela, stratège de la banque Piguet Galland à Genève, en a vu d’autres. Mais l’annonce brutale, jeudi 15 janvier sur le coup de 10 h 30, de la fin du taux plancher entre le franc et l’euro par la Banque nationale suisse (BNS) marquera longtemps sa mémoire. Comme celle de beaucoup, beaucoup de monde, dans le pays et ailleurs.
La vision d’un euro chutant en quelques secondes de 42% à 0,86 centime – la plus violente baisse depuis 1971! –, avant de se reprendre, a plongé le pays dans un état de choc. Même le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, chargé de l’Economie, n’a été informé que quelques minutes avant: «Cela a été pour moi une grosse surprise.» Il n’était pas le seul. Une surprise que la Bourse suisse a immédiatement, et pour deux jours d’enfer,
Tirez sur le messager!
Dans un premier réflexe, le pays a cherché des coupables. Les sarcasmes se sont multipliés contre la BNS, qui abandonne la partie le jeudi, alors qu’elle jurait encore, le lundi précédent, que le taux plancher devait «rester le pilier de notre politique monétaire». S’en prenant à Jean-Pierre Danthine, le vice-président de l’institution qui avait tenu ces propos, Michael Wyler, ancien porte-parole de l’Union bancaire privée, s’insurge sur les blogs de L’Hebdo: «Je ne vois pas qui d’autre est arrivé à se faire autant d’ennemis en si peu de temps!»
Si la BNS n’est certainement pas sans reproches dans cette affaire, ces accusations visent le messager plutôt que le message. Car si la banque centrale a viré si brutalement, c’est qu’elle avait le sentiment de ne plus pouvoir durablement faire face à des forces bien supérieures. «La Banque nationale n’est pas toute-puissante», a reconnu son président, Thomas Jordan, dans Le Temps.
Et les spéculateurs, impatients de réaliser des gains rapides sur une hausse inéluctable du franc, ne sont pas seuls en cause. Nombre d’entre eux ont du reste bu la tasse, convaincus que la BNS ne bougerait pas son taux plancher avant longtemps… En fait, la BNS ne pouvait plus aligner la monnaie forte d’un pays éclatant de santé, la Suisse, sur la devise d’une région monétaire certes proche, la zone euro, mais dont les difficultés s’accumulent et qui va encore baisser. Surtout au moment où la principale devise mondiale, le dollar, porté par la reprise économique des Etats-Unis, affiche une santé éclatante.
La BNS aurait probablement pu lutter encore pour maintenir son taux plancher, mais au prix d’achats toujours plus massifs d’euros, progressant encore au-delà du record de 495 milliards de francs en devises étrangères qu’elle détenait fin décembre 2014. «Il n’y a théoriquement pas de limites supérieures à des achats de devises étrangères. Mais la BNS doit subir des pressions politiques toujours plus fortes pour qu’elle arrête», relève le professeur de finance Philippe Bacchetta (lire son interview en page 38). Elle a préféré couper court avant de se retrouver elle-même dans l’incapacité d’influer sur les événements. La BNS a ainsi «libéré le franc de la camisole de force de la domination de l’euro», pour reprendre la périphrase de l’économiste alémanique Thomas Straubhaar, enseignant à l’Université de Hambourg.
L’heure de vérité
Après avoir été maintenues sous une cloche protectrice pendant trois ans, les entreprises suisses se retrouvent désormais sans défense face aux vents violents de l’économie et de la finance mondiales. Avec, bien souvent, de bien faibles moyens pour contrer ces nouvelles tempêtes (lire l’article «Que faire pour nous en sortir?» de Philippe Le Bé en page 36). Les exportateurs s’arrachent les cheveux pour savoir comment garder leurs clients européens, pour qui les prix se retrouvent soudainement majorés de 20%, cela sans trop diminuer leurs marges. Les spécialistes refont leurs calculs et anticipent une baisse des bénéfices des grandes entreprises de 5 à 10% en moyenne en 2015, une diminution de la croissance à un petit 0,5%, et une hausse du chômage d’ici à la fin de l’année, voire pendant le courant de 2016. Dur, lorsque l’on s’est habitué à des taux de croissance constants de 1,5% à 2% depuis 2010, et que l’on s’est cru au-dessus de la mêlée européenne, invulnérable aux crises grecque, espagnole et aux hypothèques italiennes et françaises.
La Suisse était très fière, notamment, de se classer systématiquement parmi les pays les plus compétitifs au monde avec d’excellents systèmes de recherche et d’innovation. Il est désormais temps de prouver que ces excellentes performances ne sont pas dues uniquement au miroir déformant de la politique monétaire de la Banque nationale, mais à de réelles capacités de réaction, d’adaptation et d’innovation. C’est là tout l’enjeu de l’âpre débat politique qui s’est ouvert au lendemain de l’abandon du taux plancher et qui voit la droite exiger de nouvelles dérégulations de l’économie et des baisses d’impôts, pendant que la gauche ne se console pas de la mort du taux de change administré.
Mais le débat qui s’est ouvert ne repose que sur un paradigme: l’attachement à l’indépendance monétaire absolue. Or celle-ci coûte de plus en plus cher au pays, et personne n’est plus à même d’en estimer le prix. Arriverat-il un moment où celui-ci deviendra si insupportable que toute autre option deviendra préférable? Réputés pour leurs qualités de comptables et de gestionnaires, les Suisses en viendront peut-être à se poser la question, un jour. L’intégration dans un ensemble plus vaste pourrait s’avérer une solution moins coûteuse et moins risquée pour l’économie et la santé du pays que le maintien d’une souveraineté qui montre, de toute manière, des limites toujours plus étroites.
La Suisse se trouve confrontée au tout ou rien. Soit elle accepte toutes les conséquences du libre marché des changes – bonnes ou mauvaises –, soit elle y renonce, en se liant formellement à l’euro. Qu’impliquent ces deux choix opposés?
Et si la Suisse laissait flotter sa monnaie?
Tout dépend de l’évolution de la situation économique dans l’UE, qui entreprend une politique de relance avec l’assouplissement monétaire de la Banque centrale européenne (BCE). De deux choses l’une, si cette politique fonctionne bien, le crédit est relancé et la situation économique de l’UE s’améliore. Les pressions sur le franc sont ainsi moins fortes. Si en revanche le plan de relance fait chou blanc, que par-dessus le marché les Grecs décident de sortir de la zone euro, et que cela a un effet contagieux dans l’UE, le franc poursuit son envolée à des niveaux allant bien au-delà de la parité.
Les entrepreneurs doivent subir un franc à la fois fort et instable. Difficile pour eux d’avoir une stratégie à long terme. Investissements et engagements sont bloqués. Un outil comme l’Assurance suisse contre les risques à l’exportation (ASRE), en vigueur depuis 2007, devient indispensable. Un franc flottant sous le contrôle de la BNS oblige toutefois les entreprises à se montrer créatives et innovantes. Quand les marges bénéficiaires sont sous pression, le monde de l’économie est incité à se donner de la peine pour reconquérir une compétitivité fragilisée.
Et si la Suisse adhérait à la zone euro, donc à l’UE?
C’est le bol d’oxygène. La Suisse entre dans un grand marché de 300 millions de consommateurs avec la levée de toutes les restrictions auxquelles elle doit faire face dans la libre circulation des marchandises, des capitaux, des personnes et des services. C’est la fin des interminables et fastidieuses négociations sur les bilatérales qui, immanquablement, se soldent par la reprise sans discussion du droit communautaire dans le droit suisse.
La Suisse participe enfin pleinement au processus décisionnel de l’UE. Par ailleurs, elle adopte une monnaie plus faible que le franc, à l’image de l’Allemagne qui, en 1999, a abandonné son DM au profit de la monnaie unique. Dès lors, les exportateurs suisses bénéficient d’un taux de change plus favorable vis-à-vis des autres monnaies (dollar, livre sterling, yen, etc.).
Pas si vite, tempère Sergio Rossi, professeur d’économie à l’Université de Fribourg. «En entrant dans la zone euro, la BNS perd sa souveraineté monétaire au profit de la BCE qui doit prendre en considération la situation économique globale des pays de l’UE sans tenir compte de la spécificité helvétique. La BNS n’a plus rien à dire.» Il n’empêche que la défense du franc par la BNS «est un sérieux handicap», relève Eric Jondeau, professeur à la Faculté des HEC à Lausanne. Le fait de ne plus avoir à se préoccuper du taux de change constitue un avantage certain pour les exportateurs.
Concernant la liberté de circulation, plus personne n’est empêché de venir travailler en Suisse. Faut-il vraiment craindre une immigration massive des Européens? «Les entrées sur le territoire suisse se feraient jusqu’à ce que cela devienne aussi difficile de trouver un emploi en Suisse qu’en France. Il y a donc de la marge!» souligne Eric Jondeau.
Et Sergio Rossi de relever que, malgré des profils professionnels adéquats en Suisse, certaines entreprises préfèrent recruter des collaborateurs provenant de l’UE dont les salaires sont beaucoup plus bas, notamment dans les cantons proches des frontières. Conséquence directe d’une immigration accrue, les salaires sont tirés vers le bas. Mais comme l’accès à des marchandises moins chères est facilité, le pouvoir d’achat ne s’effondre pas.
Il ne faut cependant pas oublier que la Suisse est aussi un gros importateur, notamment de matières premières. Vu la faiblesse de l’euro, les importations coûtent davantage à la Suisse. Quant aux touristes européens, qui n’ont plus à faire du change en mettant les pieds en Suisse, ils ne boudent plus un pays où tout se règle désormais en euros. Mais dans une Europe en profonde crise où les revenus stagnent et la pression fiscale augmente, faire du tourisme, même dans une Suisse à monnaie unique, cela ne coule pas de source.
De manière plus générale, une adhésion à l’euro, c’est un coin de l’idylle qui est touché. Sergio Rossi constate: «L’aura d’une Suisse solide avec un franc fort susceptible d’attirer les investisseurs s’étiole avec un euro faible.»
Une indépendance monétaire très encadrée
La BNS n’a laissé le franc totalement libre que pendant des périodes restreintes. Elle préfère s’appuyer sur des voisins.
Indépendance monétaire, vous dites? Pour la BNS, ce principe s’est le plus souvent traduit par le choix du voisin sur qui elle pouvait appuyer ses propres décisions. Si bien qu’en un peu plus d’un siècle d’existence elle n’a laissé le franc réellement flotter que pendant de brèves périodes.
Passons sur l’étalon-or, qui a pris fin avec les accords de Bretton Woods en 1944, lesquels l’ont remplacé par un régime de taux de change fixes. Lorsque ceux-ci s’effondrent entre 1971 et 1973, la BNS laisse flotter la monnaie plutôt que d’intégrer le Système monétaire européen (SME), censé apporter un peu de stabilité entre les membres de la Communauté économique européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union actuelle.
Cette liberté prend fin en 1978, lorsque les pressions à la hausse du franc conduisent la banque centrale à instaurer une sorte de taux plancher face au deutsche mark: celui-ci ne doit en aucun cas descendre en dessous de 80 centimes. Ce système réussit grâce aux bonnes performances économiques de l’Allemagne, mais entraîne une appréciation constante du franc face au franc français et à la lire italienne, deux importants partenaires commerciaux. De plus, la BNS perd la faculté de relever ou d’abaisser ses taux en toute autonomie selon les réalités de l’économie suisse. Elle doit s’aligner, avec une petite marge de manœuvre, sur les décisions de la Bundesbank. Lorsque celle-ci relève ses taux au début des années 90 pour faire face à l’inflation due à la réunification, la Suisse doit suivre, ce qui aggrave et prolonge la crise.
Néanmoins, ce plancher informel se poursuit lorsque l’euro succède au mark. Mais après un démarrage difficile, la monnaie unique s’affirme comme une monnaie forte jusqu’à l’éclatement de sa crise en 2010. ■ YG
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