Analyse. Une enquête de «Temps présent» démontre que la fraude fiscale et les affaires vinicoles de l’encaveur sont intimement liées. Elles recèlent encore bien des zones d’ombre.
Il avait reconnu sa faute. Dominique Giroud, honnête vigneron, s’était malencontreusement laissé aller à frauder le fisc. Pincé, il a avoué et s’est engagé à rembourser ce qu’il avait détourné. Mais voilà: emportés dans une «tempête médiatique», les journalistes auraient ensuite «dramatisé à outrance» et l’auraient «accusé à tort» d’avoir «trafiqué ses vins pour s’enrichir». En décembre dernier, une décision de la justice vaudoise l’aurait «totalement innocenté» et la presse aurait reconnu «s’être trompée». L’affaire aurait pu en rester là.
Cette «version des faits», que Dominique Giroud présente sur son site internet (dominique-giroud.com), est coordonnée par le communicant Marc Comina avec des techniques médiatiques d’ordinaire réservées aux oligarques d’Asie centrale. L’ex-journaliste, aujourd’hui spécialisé dans les causes difficiles, connaît bien le refrain. Un homme seul, riche, injustement sali par une campagne de dénigrement orchestrée en sous-main par des ennemis aux motivations troubles: voilà un scénario que Marc Comina a récemment utilisé pour un autre de ses clients, l’ex-dignitaire kazakh Viktor Khrapunov, soupçonné de fraude dans son pays et réfugié à Genève (viktor-khrapunov.com).
Mais revenons à nos moutons. La «version des faits» défendue par Dominique Giroud est aujourd’hui battue en brèche par la RTS dans l’émission Temps présent, diffusée le 22 janvier. L’enquête, conduite pendant près d’un an, démontre que les zones d’ombre restent encore nombreuses dans le volet vinicole de l’affaire Giroud. Le journaliste Pietro Boschetti et le réalisateur Philippe Mach décortiquent les manquements de la surveillance du commerce des vins et montrent à quel point la branche a été prise en défaut de vigilance au hasard d’une enquête qui n’avait a priori rien à voir avec elle: celle du fisc fédéral contre Dominique Giroud.
Pas vu, pas pris
Ce sont en effet les enquêtes conduites par les inspecteurs de la Division des affaires pénales et enquêtes (DAPE) qui ont mis au jour les dysfonctionnements les plus graves dans les affaires vinicoles de Dominique Giroud, et non pas les autorités responsables de la surveillance du secteur.
Dans plusieurs extraits de procès-verbaux cités par la RTS, l’encaveur expliquait lui-même aux percepteurs, en 2012 et 2013, comment il avait trompé les contrôles de la Commission fédérale des vins en établissant de fausses factures, elles-mêmes destinées à justifier des transactions en liquide pour des centaines de milliers de francs.
Conséquences? Aucune. Outre l’ordonnance de classement prononcée par la justice vaudoise en décembre dernier, qui ne portait que sur un cas précis de coupage de Saint-Saphorin, Dominique Giroud n’a jamais été condamné. Il avait pourtant reconnu des agissements illicites face aux inspecteurs de la DAPE. Pourquoi, s’interroge Temps présent? La réponse est claire comme de l’eau de roche: parce que le chimiste cantonal de l’époque, Célestin Thétaz, ne l’a pas dénoncé à la justice. Pas vu, pas pris.
Comment est-il possible que de telles failles dans la surveillance puissent se produire? Qui contrôle le contrôleur? Là aussi, la réponse est d’une simplicité remarquable: personne. Le reportage le démontre: le système de contrôle suisse des vins est percé de trous béants. Les autorités se partagent volontiers les responsabilités mais, une fois un problème constaté, plus personne ne parle à personne. Dans certains cas, des sanctions tombent. Dans d’autres, jamais. Les contrôleurs épinglent sévèrement la cave Germanier pour un coupage dépassant la limite de 0,56%, mais ne font rien dans le cas de Dominique Giroud, où la même autorité a constaté des mélanges bien plus importants, répétés sur trois ans et portant sur des centaines de milliers de litres.
«Dans cette situation, est-il possible que certains se sentent autorisés à récidiver régulièrement?» Face à cette question, Pierre Schauenberg, chef de la filière vinicole à l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG), reste tétanisé pendant d’interminables secondes face à la caméra.
«Même s’il y a des trous noirs, cela ne veut pas dire que tout le monde les utilise, bredouille le président du Conseil d’Etat valaisan, Jean-Michel Cina.» «Maintenant, promet-il, on améliore le système. Pourquoi cela a duré dix ans? C’est comme ça. Leçon tirée. Fini, terminé.»
L’empressement des autorités valaisannes à refermer le dossier sans faire la lumière sur les agissements de Dominique Giroud trouve une explication, qui n’est abordée qu’entre les lignes. Si l’entrepreneur est jusqu’ici parvenu à prendre sur lui toute la responsabilité de la fraude fiscale, une lumière braquée dans ses caves pourrait exposer d’autres acteurs du marché.
Raisin au noir
Et si la justice décidait de tirer le fil des déclarations que Dominique Giroud tenait quand les inspecteurs de la DAPE lui mettaient ses fausses factures sous le nez l’une après l’autre? Où pourrait conduire son enquête?
Telle facture bidonnée servait à «payer des fournisseurs de vendanges, sans quittance, donc au noir», disait-il. Et telle autre? «Encaissée par moi-même aux fins de justifier des flux de trésoreries auprès de la Commission fédérale des vins.» Dominique Giroud ajoutait alors cette petite phrase terrible qu’il avait déjà prononcée à d’autres occasions: «C’est une pratique courante en Valais.»
Pourquoi l’encaveur utilisait-il sa lessiveuse fiscale des îles Vierges pour «justifier des flux» auprès de la Commission de contrôle des vins? Pour masquer des achats massifs de raisin produit hors quotas, par exemple? Que recouvre l’expression «raisin au noir», qu’il utilise à plusieurs reprises? S’agit-il d’achats non déclarés au fisc, ou plutôt de surproduction qui aurait dû être transformée en moût ou détruite? Début 2014, le chimiste cantonal vaudois avait déposé plainte pénale contre des producteurs de La Côte soupçonnés d’avoir écoulé 10 000 litres de moût produit hors quotas. Dominique Giroud a-t-il utilisé une partie de ses profits non déclarés pour alimenter un tel système? Sollicité par la RTS, Marc Comina n’a pas souhaité s’exprimer dans le reportage. Le porte-parole n’a pas non plus répondu aux questions de L’Hebdo sur ce point.
Concurrence déloyale?
Un dernier point évoqué noir sur blanc par les inspecteurs fédéraux est jusqu’ici resté inexploré: celui d’une éventuelle concurrence déloyale. Dans son classement touchant à l’affaire du Saint-Saphorin, la justice vaudoise ne l’avait pas retenu. Mais quid de l’avantage conféré à Dominique Giroud dans le domaine du vin par la fraude fiscale elle-même? Un rapport de la DAPE, cité par la RTS, l’affirme en toute clarté: «Les soustractions commises (…) ont permis à ces sociétés de pénétrer in fine le marché du vin avec des marges plus basses car non imposées (…) créant ainsi une distorsion du marché et une concurrence déloyale envers les autres producteurs de vin.»
Outre l’ordonnance vaudoise, dont Dominique Giroud tente d’empêcher la publication, les autorités valaisannes ne se sont pas encore penchées sur cette question. Peut-être auront-elles à le faire un jour. En attendant, comme le dit Dominique Giroud sur son site internet: «Les lecteurs jugeront.»
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