Reportage. Donnant volontiers dans la provoc, le Conseil central islamique suisse attire à lui des jeunes en quête d’identité, qui disent être confrontés à l’islamophobie.
Une rencontre avec notre journaliste y avait été programmée trois jours avant les attentats de «Charlie Hebdo».
Rendez-vous a été fixé un dimanche, de façon à réunir plus facilement, en un seul lieu, en un seul jour, des personnes occupées la semaine par leur travail ou leurs études, venant parfois de loin. Nous sommes le matin du 4 janvier, temps humide et froid, à Berne, au siège du Conseil central islamique suisse (CCIS), qui souhaite garder son adresse secrète «pour des raisons de sécurité». Trois jours plus tard, à Paris, aura lieu l’attentat contre Charlie Hebdo, suivi deux jours après de l’attaque contre un supermarché casher. Mais de cela, à cet instant, personne ne peut se douter.
Créé en 2009, l’année où le peuple suisse a accepté l’initiative interdisant la construction de minarets, le CCIS est entouré d’une réputation sulfureuse qui contribue à son succès. Présidée par Nicolas Blancho, turban et barbe longue à la façon des chouyoukhs, les «savants musulmans», cette association revendique plus de 3000 membres. Elle se veut représentative des jeunes musulmans, qu’ils soient issus de l’immigration, ou Suisses convertis à l’islam, à l’exemple de son président ou de son chargé de communication, Abdel Azziz Qaasim Illi.
Le CCIS, dont le budget communiqué s’élevait en 2013 à 326 000 francs, essentiellement alimenté par les cotisations des membres et des dons, véhicule l’image d’un islam orthodoxe, inscrit dans son époque et dans son territoire. Orthodoxe mais très peu pépère: au marché de la foi, on n’attrape pas le chaland avec de la naphtaline. Le Conseil central islamique suisse, un nom qui en impose et qui témoigne d’un sens aiguisé de la communication, entend incarner l’islam helvétique à l’heure de la rupture plus ou moins réelle avec les «vieilles allégeances» aux pays d’origine, en l’espèce et majoritairement, la Turquie, l’Albanie et le Kosovo.
Le CCIS, bien qu’il s’en défende, la terminologie suscitant craintes et polémiques, appartient au courant néosalafiste qui fait florès en Europe chez une partie de la jeunesse musulmane: une observance stricte du rituel – idéalement au plus près de la pratique des «pieux ancêtres» (les compagnons du prophète Mahomet) – forme le socle religieux du fidèle. Tout ou presque des activités humaines est ici passé au crible des textes fondateurs, pris dans leur acception supposée première. Ce néosalafisme est un dérivé du salafisme de type quiétiste, autrement dit pacifique, mais, contrairement à la souche dont il provient, il se frotte à la politique et surfe sur le numérique. Il diffère du salafisme guerrier, ou djihadiste, fondement idéologique de Daech et d’autres groupes islamistes radicaux. Cela ne signifie pas que certains esprits ne naviguent pas entre les deux rives.
Une affirmation identitaire
Assurance doctrinale et aplomb verbal caractérisent le croyant «CCIS ». Désirant être pleinement dans la société, il adopte à l’occasion une posture revendicatrice et qualifie volontiers d’«islamophobes» les entraves posées à l’exercice de «plein droit» de sa foi, qu’il vit comme des frustrations – dans les faits, celles-ci sont peut-être autant d’ordre social et culturel que religieux (lire les portraits ci-après). L’ambition de ce croyant-là est donc de concilier sa pratique avec la loi, au besoin en contestant cette dernière. D’où la remise en cause de l’interdiction d’ériger des minarets, le combat pour le port du voile à l’école (le Tribunal fédéral devra trancher le cas d’une écolière saint-galloise), l’opposition de principe à la législation «anti-niqab» (dans les espaces publics) adoptée au Tessin – des membres de l’association portent le voile intégral.
Les désidératas du CCIS sont perçus parfois comme une forme d’arrogance, voire d’agression par des non-musulmans. Mais pour ceux des descendants d’immigrés qui se reconnaissent une affinité avec cette conception-là de l’islam, ces revendications participent d’une affirmation identitaire, classique dans sa prétention à garder des attaches avec la culture du pays d’origine tout en s’efforçant d’intégrer la culture du pays d’accueil, plus problématique dans son aspiration à une expression religieuse peu encline au compromis. Toute proportion gardée, le CCIS remplit en Suisse la même fonction militante et représentative que ses homologues néosalafistes en France, populaires dans les banlieues, où la question de l’intégration, notamment par le travail, se pose toutefois avec plus d’acuité.
Les 400 000 musulmans de Suisse sont loin de tous se reconnaître dans la doctrine et dans le style «agit-prop» du CCIS. Le 11 janvier, jour de la «marche républicaine» à Paris et dans le reste de la France en hommage aux 17 victimes des attentats, la vice-présidente du Forum pour un islam progressiste, Valentina Smajli, plaidait dans l’hebdomadaire Schweiz am Sonntag pour l’interdiction du CCIS, jugé «dangereux pour la paix religieuse» en Suisse.
Fin novembre, pour marquer les cinq ans de la votation «anti-minarets», l’association présidée par Nicolas Blancho postait sur YouTube un clip visiblement destiné à frapper les esprits (Voir «Le «On est chez nous!» de musulmans suisses», édition en ligne de «L’Hebdo» du 4 décembre). On y voyait des jeunes gens vêtus de noir surgir d’une forêt, visages dissimulés. L’un d’eux arborait, «en signe de paix», explique le CCIS, un drapeau blanc sur lequel était inscrit en noir et en arabe la shahada, la profession de foi islamique. Effet anxiogène garanti, en dépit de cette inversion des couleurs.
«Choqués et furieux»
Une lecture anachronique rend la réalisation de cette vidéo moins judicieuse encore après les assassinats perpétrés par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Commentant l’attentat contre Charlie Hebdo, le directeur de l’information du CCIS, Abdel Azziz Qaasim Illi, a déclaré à L’Hebdo: «Nous sommes tous choqués et furieux que des musulmans aient décidé de réagir (aux caricatures du prophète Mahomet, ndlr) par la violence plutôt que par une réponse intellectuelle. L’impression prévaut encore une fois que l’islam est incapable de réagir intellectuellement et de manière adéquate à ce type de provocations primitives (les caricatures).»
Ce dimanche 4 janvier, tout est parfaitement zen dans les bureaux du CCIS, qui évoquent dans leur ton gris un grand cabinet de dentiste, avec réception, coin attente et pièces en enfilade le long d’un couloir agrémenté d’orchidées violettes. Une horloge indique la date du calendrier islamique «13/3/1436» et renseigne sur l’heure des prières. Des autocollants «I love Islam », avec un cœur, et d’autres, portant l’inscription «One Ummah», rappelant aux musulmans qu’ils forment une seule et même communauté, sont à disposition à l’accueil.
C’est dans la salle de conférences que nous nous entretenons avec quatre membres du CCIS, deux jeunes hommes et deux jeunes femmes, dont une convertie. Dans un second temps, nous leur avons demandé par courrier électronique leur réaction aux attentats de Paris (lire les portraits).
Meti R.
«On m’a refusé ma naturalisation»
«Je pense en allemand, je rêve en allemand, la Suisse est ma première patrie, le Kosovo est ma seconde patrie.» Meti, 23 ans, habite le canton de Soleure. Petit collier de barbe, costaud, boxeur amateur dans la catégorie poids lourds – mais ne faisant pas de combats, car sa religion, dit-il, ne le lui permet pas –, il est étudiant en économie à la Haute école d’Olten. Ses parents travaillent tous deux chez Nestlé, où son père est conducteur de machines. Lui-même, à la fin de ses études, devrait intégrer pour quelque temps l’entreprise. «Je suis né au Kosovo, je suis arrivé en Suisse quand j’avais 2 ans», raconte Meti, qui, comme ses camarades, s’exprime ici en allemand. «Mes parents sont athées. J’ai un frère qui pratique et une sœur qui ne pratique pas. J’avais 19 ans quand je suis venu à la religion. Pour moi, c’était une question d’identité. J’ai adhéré au CCIS – j’en suis membre passif – parce que cette association est celle qui représente le plus ma génération. Je ne supporte pas l’islamophobie ambiante, tous ces clichés qui décrivent les musulmans comme des tueurs en puissance, toutes ces discriminations. Il n’y a que quatre minarets en Suisse. Sait-on qu’il y a 42 églises chrétiennes en Turquie? Je me définis comme un musulman modéré, je n’aime pas le mot salafiste.» En 2012, Meti dit avoir vécu un «choc». Cette année-là, un ensemble de communes soleuroises, dont celle d’Egerkingen, qui a donné son nom au «comité» à l’origine de l’initiative anti-minarets, a refusé sa naturalisation. Il est donc toujours étranger, mais cela ne sera bientôt plus le cas, sa future épouse d’origine macédonienne ayant la nationalité suisse.
Pour lui, exprime-t-il cette fois par écrit, les attentats de Paris ne sont pas un «acte terroriste», le terrorisme ayant «plusieurs définitions», mais un «acte de folie», une «atteinte à l’humanité», et «peu importe, au fond, qui a commis cet acte insensé». «Il y a dans la société française, poursuit-il en évoquant sans les nommer les Français musulmans, un avant-goût de ce que le peuple albanais, mon peuple, a vécu sous l’occupation serbe et de ce que le peuple palestinien subit depuis des décennies.» Il lui est particulièrement insupportable qu’«un gouvernement (français, ndlr) qui défilait ce jour-là (dimanche 11 janvier) pour la liberté d’expression ait emprisonné le jour suivant un humoriste musulman (sans doute veut-il parler de la garde à vue de Dieudonné).»
Albana
«Nous n’avons aucune mauvaise intention»
Née à Pristina, au Kosovo, Albana, 24 ans, n’avait que deux semaines lorsqu’elle est arrivée en Suisse. Dans la salle de conférences, elle témoigne aux côtés de Laura, une convertie à l’islam. Depuis trois ans, Albana porte le hidjab, le voile qui couvre le corps à l’exception du visage. Elle habite Lucerne, avec ses parents, dont elle ne souhaite pas communiquer le métier. Elle a une sœur et deux frères. «Ils sont religieux comme moi et très tolérants. Ma mère ne porte pas le voile, elle a été éduquée de manière très libre.»
Albana est étudiante à la Haute école de Lucerne, en section «travail social», la pédagogie sociale l’intéresse. Elle ne se fait pas particulièrement de souci pour son avenir professionnel. «J’ai déjà travaillé avec un voile, avec des enfants et dans un bureau, raconte-t-elle. Mes collègues m’ont à chaque fois considérée comme une personne et non comme un objet voilé.» Elle apprécie le CCIS parce qu’il répond toujours présent «quand on a besoin de lui». Elle se sent «simplement musulmane». L’islamophobie, elle y est confrontée, dit-elle. Cette anecdote: «A une station-service, alors que j’étais descendue de ma voiture pour aller payer, un homme s’est dit surpris que je parle si bien allemand. Les gens doivent comprendre que nous, les musulmans, n’avons aucune mauvaise intention, et pour moi ce n’est pas un problème de vivre ma religion dans un pays qui n’est pas majoritairement musulman. Je sors avec des copines, au café, au cinéma. C’est la société qui nous met sous pression.»
A propos des attentats de Paris, elle renvoie à ce qu’elle dit de Daech, l’Etat islamique, dans lequel elle dit ne se reconnaître aucunement. «Je condamne la violence dans toutes ses formes, d’où qu’elle vienne. L’islamophobie peut être une raison expliquant que des jeunes gens se radicalisent et rejoignent ensuite des groupes extrémistes.»
Laura
«je me suis convertie toute seule»
Laura s’est convertie à l’islam il y a deux ans et c’est en 2013 qu’elle a approché le CCIS. Elle porte un hidjab, dont le rose couvrant ses cheveux fait ressortir ses yeux bleus. «Je me suis convertie toute seule, j’ai prononcé la shahada toute seule», explique-t-elle. Cette Suissesse de 22 ans, d’origine russe, élève infirmière résidant à Lucerne et amie d’Albana, s’est «toujours intéressée à la religion, avant même ma conversion, lorsque j’étais encore chrétienne. Mais le christianisme ne répondait pas à mes questions. J’ai beaucoup lu, je ne voulais pas me laisser influencer par les médias. De toutes les religions, c’est l’islam qui m’a le plus convaincue, et je ne m’étais alors jamais rendue dans un pays musulman. Je n’ai pas encore appris l’arabe, je comprends les prières que je dis, je maîtrise les choses les plus importantes de la religion. Ce que j’apprécie dans l’islam, entre autres choses, c’est qu’il n’y a pas de saints et que Dieu y est unique, on ne peut le représenter. Le christianisme contient trop de contradictions, la Trinité est un concept compliqué.»
En apprenant sa conversion, ses parents, dont elle tait, comme Albana, l’activité, ont d’abord été «choqués». «Ils étaient influencés par les médias, c’est pour ça, dit-elle. La situation est maintenant meilleure.» Laura a passé Noël en famille. «Je leur ferais du mal si je ne partageais pas ce moment avec eux.» La viande servie lors de ce repas était-elle halal? «Comme musulmane, répond-elle, je peux manger chez un chrétien, comme je peux manger chez un juif. Le plus important, dans la religion, est de ne pas blesser les siens.»
Fatih Karlidag
«Vivre mon islam en Suisse est une bataille de tous les jours»
D’origine turque, Fatih Karlidag est né en Suisse en 1988. Il habite Altdorf, chef-lieu du canton d’Uri, entouré de montagnes qui lui manquent lorsqu’il s’en éloigne trop longtemps. Il a acquis la nationalité «en même temps» que ses parents, devenus Uranais comme lui. Il aurait aimé faire son service militaire, mais il en a été exempté. A l’époque, on lui a dit que sa pratique religieuse serait «problématique», en raison notamment des cinq «prières» quotidiennes. Marié, père d’une petite fille de 3 ans et demi, étudiant en droit et souhaitant exercer plus tard le métier de juriste, Fatih a intégré le CCIS en 2009, l’«affaire des minarets» motivant, semble-t-il, son adhésion à l’association.
Il met ses connaissances juridiques au service de sa foi. Avec d’autres représentants musulmans, il participe en effet à des réunions se tenant sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il lui arrive d’y rencontrer le Français Marwan Muhammad, conseiller spécial auprès de l’OSCE, chargé des questions d’islamophobie dans les 57 pays membres de l’organisation. «Nos travaux consistent, entre autres, à comparer les législations européennes de manière à voir celles qui sont les plus ouvertes à la pratique musulmane, celles qui leur sont les plus fermées», explique-t-il.
Ses parents sont pratiquants. «En Turquie, mon père était instituteur. En Suisse, il travaille en usine. Ma mère, elle, est employée chez Bally.» Fatih a deux frères, le plus petit est pratiquant, le plus grand ne l’est pas, «mais il ne mange pas de porc». Il veille au respect de la réglementation halal dans les commerces qui affichent ce label. Lors d’un contrôle, rappelle-t-il, sur vingt-sept «kebabs» testés, vingt-six contenaient des traces de porc.
«Vivre mon islam en Suisse est une bataille de tous les jours, dit-il. Je suis simplement un musulman, sans étiquette. Je sais que le CCIS a parfois mauvaise réputation, mais cette réputation-là est injustifiée. Le CCIS nous permet de nous émanciper des anciennes représentations liées aux pays des parents, tels, côté turc, Milli Gorus et le Diyanet.» En termes d’expression religieuse, Fatih déclare préférer la Turquie à l’Arabie saoudite. Toutefois, pour déterminer la date du début du mois du ramadan, il s’en remet à la méthode ancestrale, celle de la vision du croissant de lune, source de dispute entre le Royaume wahhabite et la Turquie, qui se fie aux sciences exactes en ce domaine. Fatih n’a pas eu le temps ou n’a pas souhaité réagir aux attentats parisiens. Peut-être estime-t-il, comme d’autres musulmans, n’avoir pas à «se justifier».