Rencontre. En 2015, pour la première fois en Suisse, davantage de citoyens de 65 ans que de 20 ans fêteront leur anniversaire. Tête-à-tête entr e deux générations avec Kajsa Koskinen et Bernard Pillin.
En 2015, pour la première fois en Suisse, davantage de personnes fêteront leur 65e anniversaire que leur 20e. Ainsi, les premiers atteindront le nombre de 90238 contre 90065 pour les seconds. La guerre des générations aura-t-elle lieu? Jeunes et vieux ont-ils en Suisse la même conception du couple, du travail, de la société? Qu’attendent-ils de la vie? Bernard Pillin, 65 ans en mai, est assistant social à l’Office de protection de l’enfant du canton de Neuchâtel. En face, Kajsa Koskinen, 20 ans, étudiante à l’Ecole d’arts appliqués de La Chaux-de-Fonds, section graphisme. L’un et l’autre – lui est né et a toujours vécu à Neuchâtel, elle a vu le jour en Finlande avant d’arriver en Suisse à 11 mois – ont accepté de dialoguer à bâtons rompus pour L’Hebdo.
Jeunesse
Bernard: J’aime la jeunesse, j’ai de l’admiration pour elle. D’ailleurs, je m’occupe de beaucoup de jeunes de par ma profession. Ceux que je vois ont des problèmes. Et j’ai également des collègues de 24 à 30 ans que je coache régulièrement. Aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile d’obtenir un emploi qu’à mon époque. Lorsque j’avais 24 ou 25 ans, un ami qui travaillait à l’Etat de Neuchâtel m’a offert un poste alors que je suivais toujours des études. J’ai accepté de travailler à 60%, tout en continuant les cours et les examens.
A mon époque, on faisait ce que nos parents nous disaient de faire. J’étais un gamin sage. Ma mère voulait que je suive l’école de commerce. J’ai obtenu mon diplôme, ma maturité ensuite, puis une licence en sciences sociales et en sociologie. Mais j’aurais aimé être journaliste. La jeunesse d’aujourd’hui a plus de courage et s’affirme davantage. Jusqu’à quel âge est-on jeune? Je suis encore jeune! Dans ma tête, j’ai l’impression d’avoir 17 ans.
Vieillesse
Kajsa: A partir de quel âge est-on vieux? Peut-être à partir de la retraite, lorsque la société juge que l’on est trop âgé pour travailler. Alors que certains jeunes sont antivieux, j’ai à la fois de l’attrait et de l’amitié pour eux, même si j’ai des souvenirs de vieilles dames qui nous «quintaient dessus» dans le bus. Peut-être est-ce dû au fait que je ne vois mes grands-parents que lorsque je vais en vacances en Finlande. J’apprécie toujours les moments que je passe avec eux.
Dans le bus, j’ai du plaisir à parler aux personnes âgées qui profitent de la vie et qui sont encore souriantes. Ceux qui nous prennent de haut et nous agressent sont une minorité.
Transition
Bernard: Je suis content de savoir que, en 2015, plus de personnes fêteront leurs 65 ans que leurs 20 ans. Je pourrai ainsi fonder un grand club! Trêve de plaisanterie: cela va être difficile pour les jeunes. Ils vont devoir passer à la caisse.
Kajsa: Cela ne m’inquiète pas vraiment. Je ne vois pas ce fait comme quelque chose de négatif. On entend également qu’il y a trop d’habitants sur terre. Des chiffres qui ne devraient pas susciter de la peur. Par exemple, en Suisse, s’il n’y avait pas les migrants, on ne s’en sortirait pas aussi bien.
Retraite
Kajsa: Je me suis déjà demandé si l’âge de la retraite allait être repoussé. J’imagine que oui, au minimum à 70 ans. Ou alors l’espérance de vie devra fortement diminuer. J’ai travaillé deux ans et demi dans une boulangerie et en cuisine, je me suis sentie concernée par l’AVS dès mon premier salaire.
En fait, j’essaie surtout de penser à un métier qui me plairait. Je n’aurai alors pas trop à m’inquiéter pour mes vacances ou ma retraite. Je me dis également que, au fil des années, on aura le temps de se préparer. L’oncle d’une amie ne travaille qu’à 60%; il a ainsi le temps de profiter de la vie, si un jour la retraite n’existait plus.
Ce qui est important, c’est de ne pas être dans un état d’esprit négatif lorsque l’on va au travail. Je rêverais de rester dans un domaine artistique, de peut-être me diriger vers le design industriel. Pour cela, il faut que j’aie le courage de continuer à étudier. Aujourd’hui, pour trouver du travail, il faut d’abord suivre des stages et encore des stages. Lorsque je me suis inscrite à l’Ecole d’arts appliqués, je me suis dit: «Je trouverai un emploi.» Mais ce n’est pas si simple. Je connais une fille qui a fait deux ans de stage pour s’intégrer à une équipe. Elle était payée quelques centaines de francs par mois.
Bernard: Au printemps, je partirai à la retraite, une retraite méritée. Même si j’aime beaucoup les gens, je suis cependant fatigué par les problèmes auxquels ils sont confrontés. Dans le cadre de mon activité d’assistant social, je rencontre beaucoup de personnes en conflit au sein de leur famille. C’est assez lourd à vivre. Durant quarante ans, j’ai été fidèle à mon employeur. Et, dans l’ensemble, j’ai accompli du bon travail. Je continuerais volontiers à coacher de jeunes collègues car, dans sa fonction, l’assistant social se retrouve parfois seul à devoir décider. Et il peut être drôlement difficile de prendre une décision.
A 58 ans, je pensais déjà à une retraite anticipée. Ça me faisait du bien de me dire: «Je fais un travail compliqué, mais cela ne durera plus que deux ans.» A 62 ans, je voulais de nouveau prendre ma retraite. J’avais déjà fixé les dates. D’y penser là encore me faisait du bien, m’aérait un peu l’esprit. Puis j’ai renoncé. Si on m’avait demandé mes plans il y a deux ans, j’aurais répondu: «Je continue encore trois ans.» Mais la pression du travail est trop forte.
Famille
Kajsa: Ce n’est pas une valeur spécialement importante à mes yeux. Je n’ai pas prévu d’avoir un enfant avant longtemps. Cette idée me prend au ventre lorsque je vois une fille de mon âge avec une poussette. Alors, si je devais répondre cash à la question «Voulez-vous des enfants?», je dirais non. J’ai fait quelques heures de babysitting et je devenais folle, même si les gamins étaient adorables. Peut-être qu’un jour, la fibre maternelle se manifestera. Et, si elle vient, il faudra que la démarche soit réfléchie, que je connaisse le père depuis au moins cinq ans. Mes parents ont vécu dix ans ensemble avant de me mettre au monde. Dans mon entourage proche, une seule de mes cinq copines a des parents divorcés. Tous les autres ont des familles intactes, un père et une mère qui s’entendent bien. Je trouve que c’est important pour les enfants. Aussi, il faudrait être le plus sûr possible de la personne avec laquelle on décide de créer une famille. Une union qui dure, c’est important.
Bernard: Les propos de Kajsa reflètent une prise de responsabilité extraordinaire. Certains de nos clients, des enfants, ne sont que le simple dégât collatéral d’une nuit sans lendemain.
Je me suis marié en 1978. Je compte donc trente-six ans de mariage. J’ai toujours pensé que la famille doit rester unie dans la mesure du possible. Mais, aujourd’hui, à l’instar d’un métier que l’on ne pratique pas toute une vie, une personne n’a pas forcément le ou la même partenaire durant toute son existence. Alors, ce qui est important pour une fille ou un garçon, c’est d’avoir un père et une mère, qu’ils soient présents pour leurs enfants. Le divorce crée beaucoup de blessures chez les enfants. Ce sont les situations les plus difficiles, surtout quand certains parents se tirent dessus à boulets rouges avec, au milieu, le gosse qui se partage entre sa mère et son père. C’est terrible, car la famille est censée être un endroit où règnent l’amour, la paix et la confiance, un endroit où l’on apprend à communiquer.
J’ai toujours travaillé à 100% et mon épouse a mis de côté son métier de pasteur pour rester à la maison. J’étais un superpapa poule, surtout avec ma fille qui a aujourd’hui 25 ans. Mes fils ont 29 et 33 ans. J’ai fait beaucoup de choses avec eux: du sport, du bricolage, des cabanes en Valais. Pour m’occuper d’eux une journée de plus, j’aurais apprécié de travailler à 80%. Mais, à l’époque, ce n’était pas tellement dans l’air.
Attentes et espoir
Bernard: Une qualité que je trouve remarquable, c’est la capacité de s’émerveiller. A 64 ans, je suis d’ailleurs en train de l’apprendre. Pour cela, il faut être attentif aux choses, savoir s’arrêter et s’extasier. J’ai encore envie de découvrir beaucoup de choses, j’attends encore beaucoup de la vie, sans pouvoir forcément dresser une liste précise. Par exemple, je suis passionné par la photo – j’ai déjà eu l’occasion de suivre un stage avec un photographe professionnel – et j’adore la nature. A ma retraite, j’aimerais approfondir mon travail sur les fleurs. Je souhaiterais aussi faire des portraits de gens, mais c’est plus difficile, car cela demande du temps, il faut entrer dans leur intimité. Pénétrer dans l’intimité des personnes, je le pratique bien sûr dans mon activité professionnelle, mais ce n’est pas la même chose.
J’aimerais également faire des photos de fourmis. J’ai d’ailleurs une fourmilière dans ma maison, transparente. Ce sont des insectes formidables à observer. Je leur donne des protéines et fais en sorte qu’elles aient suffisamment d’humidité. Et j’ai aussi envie de voyager.
Kajsa: Dans le futur, je n’aimerais pas que tout se crashe, vivre des catastrophes climatiques ou trouver des OGM dans toute notre alimentation. Je crains aussi qu’il n’y ait plus du tout de journaux, de livres. Je me dis qu’il peut se passer n’importe quoi. Je me demande alors comment ce sera, dans dix ans, si j’ai des enfants… Lorsque je vois, dans le bus, des gamins d’une dizaine d’années les uns à côté des autres, leur tête collée à leur tablette, n’échangeant pas un mot, cela me fait peur.
Je trouve aussi dommage que tout soit contrôlé électroniquement. C’est un peu flippant, cette évolution. Si on pouvait ne pas trop sombrer dans ce genre de chose… J’aurais apprécié de vivre dans un monde où les choses sont plus manuelles. Lorsque j’avais 10 ans, nos parents nous forçaient à aller jouer dehors. Avec mes frères, nous grimpions aux arbres, faisions du bob et des bonshommes de neige en hiver. Nous étions minces et en forme. Aujourd’hui, je vois de plus en plus d’enfants rondelets. Certains ont déjà du ventre, des bourrelets.
Nouvelles technologies
Kajsa: Je possède un profil Facebook, mais je songe à le supprimer, car c’est une perte de temps. Je suis également sur Instagram. J’utilise un smartphone, comme tout le monde, mais je ne le sors que si je suis seule, alors que les gens de mon âge sont «vissés» dessus. Je pourrais tout à fait me passer de mon téléphone portable durant un mois si on me lançait le défi. Quant à la télé, je ne la regarde que depuis trois ou quatre ans. Durant mon enfance, nous n’avions qu’un lecteur de cassettes VHS. Je passe plus de temps devant l’écran de mon ordinateur; je suis, notamment, des séries comme Esprits criminels. C’est abrutissant. Une chose est certaine: je ne pourrais pas passer une heure devant Secret Story!
Je trouve que toutes ces nouvelles technologies ne favorisent pas l’imagination des plus jeunes. Quand j’étais gosse, nous nous amusions un week-end entier avec l’histoire que nous inventions alors que, aujourd’hui, beaucoup de parents sont heureux d’être tranquilles devant leur poste de télévision quand ils rentrent à la maison et laissent leurs gosses devant leur tablette. C’est dommage.
Bernard: Je suis surtout accro à mon iPad. Je ne pourrais pas m’en passer, même pas un jour. J’en suis captif et j’aime bien ça. Je me passerais plus facilement de l’ordinateur ou de la télévision. Sur ma tablette, je fais un tas de choses, comme lire les journaux, consulter mes e-mails, jouer au backgammon. J’ai également une application qui me permet de voir combien de jours il me reste jusqu’à la retraite. Je me sers aussi d’un smartphone. Je trouve que c’est un instrument extraordinaire.
Si Kajsa regarde Esprits criminels, mon abrutissement à moi, ce sont les matchs de catch que je regarde sur YouTube.
«Les seniors sont une vraie mine d’or!»
Interview.«Le travail des seniors - Un atout contre la pénurie de main-d’œuvre». Dans sa dernière publication, Jérôme Cosandey, chef de projet à Avenir Suisse, développe l’idée que les employés âgés possèdent un savoir-faire indispensable à l’entreprise.
Pourquoi publier maintenant ce plaidoyer pour le travail des seniors?
Cette année, pour la première fois en Suisse, plus de personnes fêteront leurs 65 ans que leurs 20 ans. Le problème du manque de main-d’œuvre qualifiée déjà existant va s’accentuer. Il y a en effet un problème de vieillissement démographique. De plus, le recours à des forces de travail de l’étranger est désormais incertain, après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse».
Vous affirmez que, si chaque retraité pouvait être employé une année supplémentaire à 50%, l’offre de travail serait augmentée de 15 000 postes. Par quel miracle?
La première chose qu’il faut savoir est que les vieux ne prennent pas la place des jeunes. Ce n’est peut-être pas le cas dans une entreprise qui emploie cinq personnes où il faut attendre un départ à la retraite pour embaucher un nouveau collaborateur, mais dans l’ensemble de l’économie, les seniors qui travaillent génèrent une demande supplémentaire. Leur travail augmente la taille du gâteau emploi. Dans diverses études, on constate que, dans les pays où beaucoup de seniors travaillent, il en est de même pour les juniors. Baisser l’âge de la retraite ne résoudrait pas les problèmes de chômage, bien au contraire.
Quels sont les atouts des seniors?
Ils connaissent les clients, les produits, les processus internes, les fournisseurs. Ils ont un immense savoir-faire. Les seniors sont une vraie mine d’or. Il n’y a pas besoin de les intégrer dans une équipe, puisqu’ils sont là depuis des années, et la probabilité de leur résiliation est peu élevée. De plus, pour le conseil en matière financière ou de succession, pour l’achat d’appareils techniques ou pour les rénovations, il est important d’avoir un collaborateur qui comprend les besoins des plus âgés.
Le concept de retraite anticipée semble vous horripiler. Pourquoi tant de réticence face à des travailleurs fatigués qui veulent profiter de la vie?
Je regrette seulement que beaucoup de ces collaborateurs resteraient dans l’entreprise s’ils bénéficiaient de plus de temps libre pour s’occuper de leurs petits-enfants, de leurs parents ou simplement pour se consacrer à leurs loisirs. Ils seraient heureux de bénéficier d’une plus grande flexibilité. C’est ça qu’il faut rechercher.
Même si elles correspondent à une perte de savoir pour les entreprises, les retraites anticipées, encore largement pratiquées, pourraient se révéler être un risque au niveau des ressources humaines à moyen terme.
Vous affirmez que, selon un rapport de l’Office fédéral des assurances sociales datant de 2012, 57% des plus de 60 ans sont prêts à travailler au-delà de l’âge de la retraite. A quelles conditions?
Une plus grande maîtrise de son temps et moins de pression à la productivité. Garder un pied dans le monde du travail confère du sens, un statut social et des contacts.
Dans ce même rapport, on peut lire que 60% des entreprises jugent utile d’employer des collaborateurs jusqu’à l’âge ordinaire de la retraite et au-delà. Le motif principal est le transfert de savoir-faire aux collaborateurs plus jeunes. Une motivation suffisante pour les employés âgés?
Si un collaborateur de 60 ans a l’impression d’être un citron que son entreprise presse jusqu’à la dernière goutte, sa motivation ne sera pas énorme. Mais si la personne profite de l’enthousiasme de jeunes collègues qu’elle forme et qu’elle les voit se développer, si ces collaborateurs juniors lui disent merci et viennent lui demander conseil, si ces échanges se passent dans une estime mutuelle, si le senior peut également bénéficier de nouvelles connaissances, par exemple en informatique ou dans le domaine de nouveaux produits, alors oui, la motivation sera grande.
Un des dix chevaux de bataille du Parti socialiste pour les élections de 2015 est la protection des travailleurs de 50 à 65 ans, pour éviter leur licenciement au profit des plus jeunes. Une bonne idée?
Absolument pas. Avec une idée pareille, nous allons droit dans le mur. La question qu’il faut se poser en ce moment est: comment augmenter notre flexibilité? Avec une telle mesure, nous allons scléroser le marché des seniors. Nous allons protéger ceux qui ont un travail aujourd’hui au détriment de ceux qui n’en ont pas. Nous allons ériger des barrières pour les chômeurs de longue durée qui ne pourront plus entrer dans le marché du travail. Qui engagera encore une personne de 55 ans?
Vous affirmez qu’en Suisse l’augmentation de l’âge de la retraite reste un tabou politique et qu’il en va autrement dans 18 des 34 pays de l’OCDE qui ont décidé de rehausser l’âge à 67 ou 68 ans. Ces opposants sont-ils inconscients ou philanthropes?
Les deux, peut-être (il rit). Disons que ça va trop bien en Suisse pour que le sentiment d’urgence soit perçu. Les autres pays ont des finances bien moins saines que les nôtres. Ça recentre le débat. En Suisse, le problème démographique est difficile à percevoir car il se développe très lentement. La génération des babyboomers qui arrive à la retraite est un sujet encore neuf. Ce qui va se passer les dix prochaines années sera un changement beaucoup plus fort.
Sur www.hebdo.ch
Retrouvez l’intégralité de l’interview de Jérôme Cosandey dans la rédaction en ligne.
Profil
Jérôme Cosandey
Né en 1970, il a grandi à La Chaux-de-Fonds, obtenu un doctorat en mécanique et sécurité nucléaire à l’EPFZ et un master en histoire économique internationale à l’Université de Genève. Ce père de famille est chef de projet à Avenir Suisse depuis 2011.