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Dean Baquet: pourquoi nous n’avons pas publié les caricatures de Charlie Hebdo.

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Jeudi, 5 Février, 2015 - 05:55

Propos recueillis par Isabell Hülsen et Holger Stark

Interview. Le rédacteur en chef du «New York Times» estime justifié de n’avoir pas publié les caricatures de Mahomet de «Charlie Hebdo». L’homme fait aussi son autocritique: le grand quotidien a failli rater le virage du numérique. Et il n’a toujours pas digéré qu’Edward Snowden ait fait ses révélations ailleurs que dans son journal. 

Vous avez décidé de ne pas publier de caricatures de «Charlie Hebdo». Pour quelle raison?
Une décision très difficile. Ma première réaction de journaliste fut d’afficher ma solidarité avec les confrères tués. C’est pourquoi, après les attentats, j’avais décidé de montrer les caricatures. Puis je me suis ravisé. J’ai examiné la pile de caricatures en essayant de ne pas penser à la tragédie de Paris. Ce genre d’humour est une offense inutile. L’humour ne correspond pas aux standards du New York Times. Nous pouvions décrire les caricatures mais, pour faire comprendre ce qui s’était passé, il n’était pas nécessaire que nos lecteurs les voient.

Il n’y a pas besoin d’assumer le contenu si vous défendez le droit, dans une société libre, de publier même des choses de mauvais goût.
Je pense qu’il y a moyen de défendre ce droit d’expression tout en s’en tenant à ses propres standards. Une bonne partie de nos lecteurs sont des gens qui se sentiraient offensés par les moqueries sur le Prophète. Le lecteur dont je me soucie n’est pas un thuriféraire de l’EI, il vit à Brooklyn avec sa famille et il est très croyant. C’est une grande erreur d’oublier les lecteurs. Je me suis également demandé si nous publierions de telles caricatures pour d’autres religions. Or, nous ne le ferions pas. Alors pourquoi publierais-je une caricature de Mahomet si je ne suis pas prêt à en publier une de Jésus? 

Une rédaction telle que la vôtre peut-elle défendre le slogan «Je suis Charlie» si elle n’est pas prête à aller aussi loin que «Charlie Hebdo»?
La décision d’adopter la position «Nous sommes Charlie» dépend de la rubrique Opinions, pas de moi. Ma tâche est d’informer de manière intensive sur les faits. Le vrai courage consiste à fournir des informations là où les choses se passent, soit d’avoir des reporters qui enquêtent sur l’EI, qui se rendent à Bagdad ou racontent la guerre en Afghanistan. Le rédacteur en chef que je suis se demande comment nous pouvons informer au mieux sur ce qui se passe. C’est plus important que d’imprimer un symbole sur la une.

Pour Jill Abramson, à qui vous avez succédé, il fallait au «New York Times» davantage de sujets populaires pour attirer l’attention sur la Toile.
Elle aimait bien que les sujets fassent le buzz sur la Toile. Je ne suis pas contre mais, dans un média comme le nôtre, il y a toujours une tension entre le journalisme très sérieux et les histoires marrantes. Je ne nie pas que nous sommes parfois trop sérieux. Mais nous faisons souvent le buzz, parfois même trop. La concurrence numérique comme BuzzFeed ou le Huffington Post est mieux faite pour ça. Mais je crois que pour le NYT tout l’art consiste à rester tel qu’il est. Cela ne signifie pas que rien ne doit changer, mais je ne veux pas devenir BuzzFeed.

L’an dernier, un rapport interne indiquait que la primauté journalistique du «New York Times» s’amenuisait, que vous aviez sous-estimé la concurrence numérique.
Oui, nous avons longtemps cru à tort que BuzzFeed et les autres n’avaient du succès que parce qu’ils optaient pour un type de journalisme dont nous ne voulions pas. Pour le dire clairement: nous étions arrogants. Nous avons regardé nos nouveaux concurrents de haut et savons aujourd’hui que ce fut une erreur. Ils ont su avant nous livrer à leurs lecteurs ce qui les intéressait.

Ce rapport soulignait que le «NYT» n’avait pas de stratégie numérique et que sa rédaction était très éloignée de cette culture-là.
Nous avons maintenant une grande équipe qui s’occupe des relations avec nos lecteurs sur les réseaux sociaux. Elle s’échine depuis trois mois. Jusqu’ici, nous nous attendions à ce que les lecteurs trouvent nos articles soit parce qu’ils ouvrent le journal, soit parce qu’ils vont sur notre page d’accueil. Aujourd’hui, nous avons compris que nos articles doivent se frayer un chemin jusqu’au lecteur. Comme une bonne partie d’entre eux reçoivent leurs nouvelles par le biais de Facebook ou de Twitter, nous voulons nous assurer qu’ils y trouvent quelques-uns des meilleurs articles du New York Times.

Les trois quarts de votre chiffre d’affaires proviennent toujours du journal imprimé. Comment entendez-vous instaurer une culture de l’«online first»?
J’ai toujours trouvé que l’idée d’«online first» était simplificatrice. La recette, c’est «stories first». Prenez les attentats de Paris. Nous avons informé à longueur de journée et livré sur la Toile tout ce que nous savions. Ensuite, il y a deux choses à faire: retravailler les articles en ligne qui seront repris pour le journal, car le papier ne pardonne pas les erreurs, et choisir un aspect qui paraîtra tout frais au lecteur qui ouvre son journal le lendemain.

La rédaction du «New York Times» coûte plus de 200 millions de dollars par an. Les recettes des abonnements numériques suffiront-elles un jour pour la financer?
Je l’ignore, mais je crois que nous avons besoin d’une rédaction de cette taille. Ce serait une grande erreur de la réduire. Je ne crois pas non plus qu’un jour nos recettes ne proviendront que des abonnements numériques. Nous avons un mix de recettes et il en sera ainsi encore longtemps. Ce qui m’inquiète davantage, c’est que notre rédaction a été construite en période de vaches grasses, or, les revenus fondent. J’ai peur que, sur la durée, nous ne puissions plus réaliser les recettes nécessaires au financement de cette grande et forte rédaction.

Rien que ces trois derniers mois, 100 emplois ont été supprimés au «New York Times». Vous aviez quitté le «Los Angeles Times» en 2006 parce que vous refusiez de mettre en œuvre un énorme programme d’économies. Qu’est-ce qui vous fait croirequ’il n’en ira pas de même ici?
Je ne dis pas qu’il ne se passera rien. Mais il y a deux grandes différences: quand je suis arrivé au Los Angeles Times, il comptait 1200 journalistes; quand j’en suis parti, ils étaient 900 et, aujourd’hui, il en reste 500. Je n’ai pas eu l’impression que l’éditeur avait à cœur la qualité du journal. Avec le New York Times, la famille propriétaire Sulzberger a prouvé par-delà les générations qu’elle tenait à la qualité. 

Avec son nouveau propriétaire, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, le «Washington Post» n’a pas de soucis d’argent. Est-ce que cela vous inquiète?
En partie, oui. Le Washington Post a été et reste notre plus grand rival. Mais le journaliste désintéressé qui est en moi se réjouit: je veux que les journaux marchent. Prenez le Guardian qui est, pour nous, un nouveau concurrent numérique. Est-ce que cela m’énerve qu’il nous fasse concurrence et qu’il nous ait battus avec les révélations d’Edward Snowden? Oui! Mais le journaliste qui est en moi, qui aime la compétition, dit: venez tous autant que vous êtes, c’est plus marrant.

A quel point vous êtes-vous senti meurtri qu’Edward Snowden ne se soit pas adressé à vous?
J’ai été très meurtri. D’une part, un homme qui avait une sacrée histoire à raconter a jugé que nous n’étions pas la bonne adresse pour lui; d’autre part, dans la plus grosse affaire concernant la sécurité nationale depuis des années, nous étions battus par d’autres. Non seulement par le Guardian mais aussi par le Washington Post. Nous avons tenté de nous rattraper en publiant quelques très bons articles tirés du matériel de la NSA. Mais, au bout du compte, cela a fait très, très, très mal.

En août, vous avez décidé que le «New York Times» qualifierait désormais de torture les méthodes d’interrogatoire de la CIA, après avoir utilisé des années durant la tournure «méthodes d’interrogatoire dures». Pourquoi si tard?
Je n’étais pas au NYT quand il a été décidé de ne pas utiliser le mot «torture», mais je peux comprendre cette décision. A l’époque, nous ne savions pas encore grand-chose de ce qui se passait. Quand nous l’avons su, nous aurions dû parler de torture. Nous avons trop attendu.

Est-ce parce que vous vous êtes conformés à la définition du gouvernement, qui n’y voyait pas une torture «au sens juridique»?
Ce n’est pas au gouvernement de définir ce qu’est la torture. Nous aurions dû utiliser ce mot depuis longtemps. J’ai commencé à le faire il y a quelques mois, peu après être devenu rédacteur en chef. Parfois, nous sommes tout simplement trop lents et ne réfléchissons pas assez tôt aux choses. Sérieusement, de temps en temps, nous nous comportons de manière franchement tarte.

L’un de vos meilleurs reporters, James Risen, assure que, «après le 11 septembre, les médias ont failli». Vous êtes d’accord?
Oui, absolument. Il n’y a pas de doute qu’au lendemain du 11 septembre les médias ont manqué d’agressivité, ils n’ont pas suffisamment remis en cause la décision de porter la guerre en Irak et les conséquences de la lutte anti-terroriste. C’est aussi vrai pour le Los Angeles Times et le New York Times. 

© Der Spiegel Traduction et adaptation Gian Pozzy

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