Eclairage. L’Europe découvre l’émergence d’une force rebelle en Grèce, dressée contre les économies imposées en échange de l’aide financière. Et voilà que, en plus, le nouveau pouvoir fait les yeux doux à la Russie. Pour comprendre les tensions actuelles, il faut, au-delà de l’économie, se pencher aussi sur l’héritage historique.
Le 9 octobre 1944, Churchill et Staline se rencontrent à Moscou. Prolongeant Yalta, ils s’entendent sur les zones d’influence des uns et des autres. Tout est noté sur un bout de papier, acté par une poignée de mains. Il est convenu que, dans les Balkans, l’URSS pourra tirer les ficelles en Yougoslavie, en Bulgarie et en Roumanie. Mais pas touche à la Grèce. Le Royaume-Uni y tient beaucoup et depuis longtemps. Pas question d’offrir le Pirée aux Russes.
Sur le terrain, c’est une autre affaire. Pendant la dure occupation allemande, des maquis plus ou moins communistes ont lutté durement, étendu leur contrôle aux campagnes et aux montagnes. Souvent avec brutalité, mais avec une forte implantation dans la population, notamment grâce à l’alliance, paradoxe, avec une partie de l’Eglise orthodoxe, en faisant parvenir de la nourriture aux villages exsangues. Les services secrets britanniques de leur côté soutenaient en armes et en argent des réseaux qui souhaitaient rétablir le roi George II, exilé au Caire, allié avant la guerre au dictateur Metaxás. Dans les deux camps, les résistants s’en prennent violemment à la fois aux Allemands et aux rivaux.
Rébellion écrasée
A la libération, les Anglais tentent de mettre sur pied un gouvernement de coalition. Mais l’EAM (Front national de libération) se sent marginalisé, claque la porte. Une manifestation géante, à Athènes, tourne mal, la police tire, tue une vingtaine de personnes. Churchill craint que les communistes ne s’emparent du pays. Il fait venir d’Italie, où ils se battaient encore contre l’armée du Reich, 75 000 hommes qui ont tôt fait d’écraser les rebelles, avec l’aide des conservateurs, des monarchistes et de pas mal d’ex-collaborateurs des nazis. L’aviation britannique bombarde pendant trente-trois jours les quartiers d’Athènes barricadés contre le pouvoir. Fait unique: un des Alliés, avec l’assentiment de Washington, retourne ses armes contre des combattants antinazis.
Communistes grecs abandonnés par staline
En 1946, le roi George II revient. La gauche se révolte. Et c’est alors le début d’une nouvelle guerre civile. Les communistes proclament un gouvernement révolutionnaire et prennent les armes à l’intérieur du pays. L’affrontement des maquisards contre les troupes armées par les Britanniques est d’une extra-ordinaire brutalité. La population se trouve divisée, victime de tueries abominables dans les deux camps, de vengeances croisées, alors que le pays est épuisé par les privations alimentaires.
En été 1948, 12 000 «rouges» tiennent tête à une force de 70 000 hommes à la frontière albanaise. Tito ne leur vient pas en aide car il a rompu avec Staline. Qui lui-même a laissé tomber les communistes grecs depuis son accord avec Churchill. En 1949, c’est la fin, la gauche rend les armes. Bilan: 150 000 morts. Et des dizaines de milliers de prisonniers envoyés sur des îles-prisons. Les Américains relaient les Britanniques à la tutelle du pays, y gardent des troupes et appuient la répression anticommuniste qui, de fait, ne prendra fin qu’en 1974 à la chute du régime des colonels.
Les Grecs en parlent peu, mais la tragédie est encore présente dans les esprits. Aussi bien l’horreur de l’occupation allemande que le souvenir de l’alliance anglo-américaine avec une droite autoritaire.
Le passé est d’autant moins digéré qu’il a peu été évoqué dans les médias et au sein des familles encore endolories, qu’il n’a jamais été raconté sereinement dans les écoles. Les gens de Syriza ont beau jeu de rappeler que les nazis ont puisé dans le trésor de l’Etat grec, forcés d’acheter des obligations pour 476 millions de Reichsmarks. Les Allemands ont versé de très modestes indemnités de guerre à la Grèce, sans proportion avec celles reçues par d’autres pays victimes de l’hitlérisme. En 2014, le président, Joachim Gauck, en visite dans un village détruit par la Wehrmacht en 1943, a présenté ses excuses au nom de l’Allemagne mais a exclu toute réparation future. Quant aux Américains, ils firent bénéficier la Grèce du plan Marshall mais le gros de l’aide est allé à la constitution d’une armée nombreuse et moderne.
Tout cela fut occulté non seulement pendant la dictature des colonels mais aussi par les gouvernements qui suivirent, plus pressés d’intégrer une Europe généreuse de ses aides que de se pencher sur l’histoire réelle du pays. Comme par ailleurs ils fermaient les yeux sur les fonctionnements aberrants de la société.
Un irréaliste chantage
La parole aujourd’hui se libère. Comment ne pas voir dans la colère anti-Merkel, au-delà des reproches économiques, un non-dit historique pesant? Comment ne pas voir que les règlements de comptes à venir ne seront pas seulement financiers mais aussi politiques?
A preuve, l’ouverture vers la Russie. Avec ce message induit: si vous, Européens, ne nous aidez pas suffisamment, nous nous tournerons vers d’autres puissances… Vague et irréaliste chantage.
Si tant de pays, la France, la Pologne, l’Allemagne elle-même et d’autres, ont réussi à se réconcilier, ce n’est pas à travers un chassé-croisé de reproches et de menaces, c’est grâce à l’idée européenne, à la fois belle et raisonnable. Au bout d’efforts considérables. La Grèce est loin de ce chemin.