Analyse. Il se peut que l’exclave russe de Kaliningrad, coincée entre la Lituanie et la Pologne, devienne en 2015 le meilleur atout diplomatique de Vladimir Poutine. Objectif: créer un nouvel ordre sécuritaire européen.
Greg Austin
Il y a une bonne raison pour laquelle l’Europe et les Etats-Unis devraient entamer des négociations avec la Russie en vue d’un nouveau traité pour la sécurité européenne. Cette raison se nomme Kaliningrad. L’Ukraine est certes un autre bon motif, mais concentrons-nous pour l’heure sur cette province russe.
Kaliningrad est un bout de territoire que l’Union soviétique a confisqué comme trophée de guerre à l’Allemagne en 1945, une exclave de la Fédération de Russie entre Pologne, Lituanie et mer Baltique. Le 16 décembre dernier, la Russie confirmait les rumeurs: elle avait déployé dans la province des missiles balistiques Iskander à capacité nucléaire, d’une portée de 400 kilomètres. Ils étaient là depuis «un certain temps», dix-huit mois selon une source.
La Russie avait menacé de procéder à un tel déploiement en 2008 – mais l’avait suspendu dix-huit mois plus tard – en réponse à l’installation planifiée, puis différée du Système de défense balistique (BMD) américain en Pologne et en République tchèque. La confirmation officielle de cette extension de missiles Iskander à Kaliningrad a suivi la déclaration par la Russie, la veille, qu’elle était en droit de déployer des armes nucléaires en Crimée. A Washington, le 17 décembre, la sous-secrétaire d’Etat pour l’Europe et l’Eurasie, Victoria Nuland, affirmait que «tout effort pour militariser davantage cette région est très dangereux et ne restera pas sans réponse».
En d’autres termes, le nouveau conflit sur le territoire européen prend désormais une dimension nucléaire et sa portée s’étend jusqu’à la frontière polonaise et à la Baltique.
Le coup de poker de Kaliningrad pourrait être un coup de maître. Il avait été imaginé en 2008, quand la Russie a menacé l’Etat ukrainien s’il s’alignait sur l’Otan. Le but de Moscou est de mettre sur le tapis l’entier du tissu de la sécurité européenne, largement dénucléarisée depuis la fin de la guerre froide.
Kaliningrad a été prussien (Königsberg) et allemand depuis 1657 au moins, et n’a été cédé que sur le champ de bataille de 1945. La Russie pense que toute activité militaire de sa part autour de Kaliningrad est de nature à perturber profondément les pays européens les plus concernés. Avec sa manœuvre sur Kaliningrad (et avec la résurgence de l’idée de Novorossiya en Ukraine), l’objectif de Moscou est d’obtenir un nouveau traité pour la sécurité européenne qui remonterait le temps jusqu’en 2004, quand l’Otan s’est étendue vers l’est pour inclure la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, en plus de quatre Etats d’Europe de l’Est.
Ce qui est fait est fait, bien sûr, mais la Russie veut des compensations. Sur sa liste de souhaits figurent trois éléments majeurs:
1. La reconnaissance d’un espace militaire stratégique commun unissant la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, un concept ancré dans le traité de Minsk de 1991 entre ces trois pays issus de l’Union soviétique.
2. La fin du déploiement des ABM (missiles antibalistiques) américains sans implication de la Russie.
3. La conservation de la Crimée par la Russie.
Un nouvel ordre sécuritaire
Tout irréalistes que ces exigences paraissent aux diplomates européens et américains, les voilà contraints de regarder comment Moscou se sert de Kaliningrad pour obliger l’Occident à s’accorder avec la Russie et créer un nouvel ordre sécuritaire européen.A l’instar de la Crimée, Kaliningrad n’est pas relié par voie de terre à la mère patrie. Moscou est donc tenté de créer un parallèle entre ses deux exclaves, qui constituent une anomalie en Europe. Mais pour la plupart des Européens, le problème de la souveraineté russe sur Kaliningrad n’est pas le même que sur la Crimée. Moscou pourrait donc vouloir créer des crises artificielles autour de Kaliningrad pour simuler la situation qu’affronte la Crimée, avec sa dépendance de l’Ukraine pour l’eau, l’électricité, une part des télécommunications et l’accès par la route pour les habitants et les denrées alimentaires.
Du 5 au 10 décembre dernier, l’armée russe avait déjà entrepris à la hâte des exercices militaires à Kaliningrad, impliquant les forces terrestres, navales, aériennes et les servants de missiles au plus haut niveau d’alerte. Cela impliquait aussi le déploiement en deux jours de missiles Iskander à partir de la Russie.
Cette dernière pourrait pousser l’Europe à ressentir le besoin de négocier la paix et l’apaisement autour de Kaliningrad et de la Baltique en échange de la paix et du calme autour de la Crimée occupée. Comme le soulignait Alexander Yakovenko, ambassadeur de Russie à Londres, en novembre 2013, «c’est un fait établi qu’il n’y a pas eu d’accord formel d’après-guerre froide. C’est un défaut majeur comportant des conséquences considérables.»
La Russie veut un tel accord. Kaliningrad pourrait être sa meilleure carte pour l’obtenir. ■
© The Globalist
Traduction et adaptation Gian Pozzy