Interview. Réfugié depuis 2012 à l’ambassade d’Equateur à Londres, le fondateur de WikiLeaks a reçu «L’Hebdo» et la RTS. Il a évoqué un impossible compromis avec les Etats-Unis, la souffrance d’être éloigné de sa famille et son espoir envers le Conseil des droits de l’homme.
C’est un Julian Assange à la fois marqué et combatif qui nous accueille dans la petite salle de réunion de l’ambassade d’Equateur à Londres. Les cheveux blonds ont blanchi, le visage s’est arrondi.
Les deux ans et demi de réclusion involontaire dans une minuscule chambre au rez-de-chaussée de cet immeuble cossu, à deux pas du célèbre magasin de luxe Harrods, ont fait leur effet. A force de vivre presque à ras du trottoir et à hauteur des bobbies faussement flegmatiques qui gardent les fenêtres et les entrées, comment aurait-il pu en être autrement?
Les yeux sont vifs et le ton est rieur. Trente-trois mois de garde à vue n’ont pas altéré l’humeur. Avec le temps et les épreuves, l’homme s’est même détendu. Mais il est resté combatif. Pas question de rendre les armes. C’est le principal.
De fait, Julian Assange appartient à cette frange rare d’Anglo-Saxons briseurs de tabous. Ange pour les uns, démon pour les autres, résolument à contre-courant, borderline, scandaleux, il est de la race de ces non-conformistes qui cassent les codes et pulvérisent les conventions.
D’Oscar Wilde, de Lawrence d’Arabie ou d’Alan Turing, Assange possède le même génie inquiétant, la même marque de fabrique, celle qui fait que grâce à eux le monde n’est plus tout à fait comme avant. Assange n’a pas subverti la morale hypocrite de l’Empire britannique, il n’a pas conquis l’Arabie, il n’a pas brisé le code secret des nazis.
Mais il a fracassé la loi du silence, la puissante omerta qui dissimulait les turpitudes des démocraties, des banques ou des entreprises lorsqu’elles trahissent leurs valeurs pour mieux servir leurs intérêts. Avec WikiLeaks, il a créé un modèle nouveau de transparence. Quitte à payer, comme les autres, le prix fort. On aime ou pas, mais lui aussi fera date dans l’histoire.
La semaine prochaine, vous «fêterez» vos mille jours de réclusion dans cette ambassade. Comment vivez-vous cette situation ?
Entre mon assignation à résidence puis mon refuge à l’ambassade d’Equateur, cela fera bientôt cinq ans que je suis sous arrêt, sans accusation, au Royaume-Uni. C’est dur de recevoir des visiteurs, de se promener. Et de regarder des Lamborghini dorées passer devant la fenêtre!
Tous mes visiteurs sont filtrés, enregistrés, en violation de la Convention de Vienne. C’est une période difficile pour mes enfants, ma famille, et pour moi. J’essaie de ne pas compter mes journées. Je poursuis mon travail, mon combat, et il passe aussi par la Suisse.
Quand je suis venu à Genève pour parler de la guerre en Irak au Conseil des droits de l’homme, la population était très réceptive à ma situation. J’aurais pu demander l’asile mais l’ambassadeur américain à Berne, Donald Beyer, était très agressif et a fait pression pour que la Suisse ne me l’accorde pas.
La session de mars du Conseil des droits de l’homme vient de s’ouvrir. N’est-ce pas le lieu pour dénoncer votre condition de prisonnier sans motif et la surveillance incessante dont vous faites l’objet ?
Le système onusien est le seul véritable espoir que j’aie. Au mois de janvier, la Suède a passé son examen périodique et certains pays l’ont critiquée. La délégation suédoise a dû reconnaître une détention indéterminée sans accusation. Nous avons soumis le cas au groupe de travail sur les détentions illégales.
Il y a maintenant six pays qui se battent sur mon cas pour des questions de prestige, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la Suède, l’Australie, le Danemark et l’Union européenne. C’est une situation transnationale qui nécessite une solution transnationale.
Il s’agit essentiellement de politique et de prestige. C’est pour contourner ces mesquineries nationales que nous voulons aller devant le Conseil des droits de l’homme. Je ne suis d’ailleurs pas seul dans ce cas. En Suisse, vous hébergez aussi un réfugié politique, Emin Huseynov, dans votre ambassade de Bakou.
Que vous reproche-t-on exactement aujourd’hui ?
En Suède, les accusations de viol ont été retirées. Le problème vient des Etats-Unis qui ont multiplié les charges contre moi. Ils m’accusent d’espionnage, de complot, de complot en vue d’espionner, de conspiration générale et de vol d’informations gouvernementales.
Cette diversité d’accusations sert à contourner les objections que certains Etats européens pourraient formuler. Si l’accusation de complot n’est pas retenue, ils peuvent toujours essayer avec une autre.
Les Anglais ont dit que même si les Suédois renonçaient à toute procédure contre moi, ils m’arrêteraient de toute façon à cause des accusations américaines. Cela dit, j’ai bon espoir que le cas suédois sera réglé à la fin de cette année.
Qu’est-ce que vous risquez si vous êtes extradé aux Etats-Unis ? La prison à vie ? La peine de mort ?
Nous vivons dans un système moderne. Mais c’est possible. Il y a un risque. Lorsqu’il s’agit de sécurité nationale, de terrorisme, il peut y avoir des condamnations de ce genre aux Etats-Unis. Et des risques de devoir vivre comme un condamné à mort, dans une section secrète, comme un «mort-vivant».
Il n’y a pas d’espoir pour moi avec Obama. Il a nommé des responsables très bellicistes. Et si Hillary Clinton était élue, ce ne serait pas très positif. C’est quelqu’un d’agressif. Elle supprimerait l’opposition dans le parti démocrate et il y aurait très peu de limites à l’aventurisme américain que l’on a vu avec Obama.
On essaie aussi de vous étrangler financièrement. Comment survivez-vous ?
A côté des demandes d’extradition, les attaques financières sont les plus sérieuses. C’est une guerre financière. Rien n’a été effectué selon les règles juridiques. Le Trésor américain a agi au coup par coup et n’a jamais mis en avant une accusation concrète.
Nos cartes et nos comptes ont été bloqués, y compris par le suisse PostFinance. Soi-disant pour des questions techniques. Mais c’était politique.
En faisant analyser les transactions des cartes Visa et MasterCard aux Etats-Unis, nous avons réussi à faire rejeter la moitié des accusations et à entamer une procédure juridique contre ces deux groupes. Ils agissent selon leur propre intérêt, mais on peut aussi les faire souffrir!
On a aussi ouvert trois procédures contre des services de renseignements américains pour leurs pratiques illégales en Allemagne, en Suède et au Danemark. Je passe de la défensive à l’offensive en attaquant les représentants du FBI et de la CIA qui étaient en infraction par rapport au droit américain. L’objectif est de porter plainte contre eux, mais en Europe.
On évolue vers un nouveau totalitarisme ?
Oui. Quand une société est dominée par un seul pouvoir, il y a une évolution vers le totalitarisme. Le monde entier est connecté aux Etats-Unis et ce pouvoir se répand partout, dans les communications personnelles et financières.
Google, Facebook sont incorporés dans ce mécanisme et recueillent toutes les infos. Quand cela est recoupé avec les SMS, les e-mails et les transactions des cartes Visa et MasterCard qui les transmettent à la NSA et à la CIA, on voit que le gouvernement américain peut savoir ce qui se passe et connaître les comportements à l’échelle des microrégions de la Suisse!
Les révélations d’Edward Snowden ont redonné un puissant coup d’accélérateur à la diffusion de documents confidentiels auprès
du grand public. Quels sont vos rapports avec lui ?
Nous avons été impliqués de près avec Snowden. Nous avons communiqué, par des moyens conventionnels et non conventionnels. Nous avons travaillé très dur pour arriver à nos fins et nous avons réussi à le faire sortir de Hong Kong. Mais il n’est jamais arrivé à destination. La seule voie sûre était de passer par la Russie, car l’autre chemin impliquait une étape à Hawaii.
Le département d’Etat a cependant annulé son passeport juste au moment où il était en Russie. Ce n’était pas fait exprès mais cela montre leur incompétence. Nous nous sommes assurés qu’il était en permanence avec un journaliste afin de ne pas être accusés de collusion avec les Russes. Et les Russes ont été d’accord, car ils ne voulaient pas qu’on les soupçonne d’être de mèche ou de le torturer.
WikiLeaks a aussi été victime de son succès. D’autres plates-formes de publication de documents secrets se sont ouvertes. Chance, concurrence ou banalisation de ce que vous avez créé ?
WikiLeaks a toujours voulu servir de modèle pour révéler au public ce genre d’infos cachées. On voit maintenant que ce modèle était juste. Il y a des différences significatives avec les autres organisations, notamment en matière de publication et de protection des sources.
Comment voyez-vous votre avenir et celui de WikiLeaks ?
Avec les années d’expérience acquise avec WikiLeaks, je me sens un peu comme les Vietnamiens après des années de bombardements américains. Les Etats-Unis avaient des gros bombardiers alors que les Vietnamiens tiraient au fusil depuis leur jardin. Nous avons mis au point des systèmes de défense technique de nos publications.
Et d’après ce que je peux voir, personne n’a pu développer une résilience pareille à la nôtre.
Julian Assange
Né en 1971, l’Australien a passé son enfance à bourlinguer à travers son pays avec sa mère. Fou d’Internet et de cryptage, il dépose en 1999 le nom de domaine leaks.org pour lutter contre l’asymétrie d’information entre l’Etat et les citoyens. En 2010, il est élu personnalité de l’année par Time Magazine, tandis que Forbes le classe parmi les cent personnes les plus puissantes du monde. La même année, il est accusé de viol en Suède. Arrêté en décembre en Grande-Bretagne, il se réfugie à l’ambassade d’Equateur en juin 2012.