Amalia Heyer et Christoph Pauly
Interview. Critique du capitalisme, Thomas Piketty réclame une nouvelle politique de l’euro. Les pays membres devraient économiser moins et céder davantage de pouvoir à Bruxelles.
Vous vous êtes réjoui de la victoire d’Alexis Tsipras en Grèce. Quelles sont les chances pour que l’UE trouve avec Athènes le moyen de résoudre la crise?
La manière dont l’Europe s’est comportée dans la crise a été tout simplement catastrophique. Il y a cinq ans, les taux de chômage et d’endettement public étaient comparables en Europe et aux Etats-Unis.
Cinq ans plus tard, le chômage a explosé en Europe, alors qu’il a diminué aux Etats-Unis. Notre performance économique est toujours au-dessous du niveau de 2007; elle a reculé de 10% en Italie et en Espagne, et même de 25% en Grèce.
Croyez-vous vraiment que le premier ministre Tsipras pourra relancer l’économie grecque ?
Seule, la Grèce ne pourra rien faire. L’élan doit venir de la France, de l’Allemagne et de Bruxelles. Le FMI a admis il y a trois ans déjà que la politique d’économies allait trop loin. Le fait que les pays concernés aient dû réduire leurs déficits beaucoup trop vite a eu des répercussions épouvantables sur la croissance.
D’une crise financière née aux Etats-Unis, nous autres Européens, avec nos instruments politiques déficients, avons fait une crise de la dette. Et il en est advenu une tragique crise de confiance sur tout le continent.
Que voulez-vous dire par instruments politiques déficients ?
Nous avons certes une devise commune à 19 Etats, mais tous ces Etats ont un système fiscal différent et la politique financière n’a jamais été harmonisée en Europe. Ça ne peut pas marcher. Avec la zone euro, nous avons créé un monstre: quand il n’y avait pas encore de devise commune, les Etats pouvaient simplement dévaluer la leur pour redevenir compétitifs.
Cet expédient pratique et très usité a été prohibé à la Grèce en tant que membre de l’UE.
Vous parlez un peu comme Alexis Tsipras: c’est la faute des autres, donc pas besoin de payer nos dettes.
Je ne soutiens pas Syriza. Je me borne à analyser les situations qui se présentent. On voit bien qu’en l’absence de croissance économique les Etats ne parviennent pas à rembourser leurs dettes. N’oublions pas que ni la France ni l’Allemagne, ultraendettées en 1945, n’ont dû entièrement rembourser.
Or, ce sont précisément ces deux pays qui disent aujourd’hui aux Etats du sud de l’Europe qu’ils doivent rembourser euro par euro. C’est de l’amnésie historique, avec des conséquences graves.
Autrement dit, il faut remédier à des décennies de mauvaise gestion grecque ?
Il faut penser aux jeunes générations européennes. Il leur est souvent difficile de dénicher un job. Va-t-on leur dire: c’est la faute de tes parents et de tes grands-parents? Voulons-nous vraiment une punition collective intergénérationnelle? C’est cet égoïsme aux relents nationalistes qui m’inquiète grandement.
Vous ne semblez pas convaincu par le Pacte de stabilité, qui entend contraindre les pays de la zone euro à plus de discipline budgétaire.
Ce pacte est un désastre. On ne peut pas convenir de règles de déficit pour l’avenir, on ne peut pas résoudre des problèmes de déficit par des règles automatiques, applicables quelles que soient les conditions économiques des uns et des autres.
Que proposez-vous ?
Nous devons injecter de l’argent dans la formation des jeunes, dans l’innovation et la recherche. Ce devrait être l’objectif majeur d’une initiative de croissance européenne.
Il n’est pas normal que 90% des meilleures universités du monde soient aux Etats-Unis et que nos cerveaux émigrent outre-Atlantique, dans un pays où 3% du PIB est investi dans les hautes écoles, contre 1% seulement chez nous. C’est la raison principale pour laquelle l’Amérique connaît une croissance tellement supérieure à la nôtre.
Les Etats-Unis ont évidemment une politique financière unitaire.
Il nous faut une union fiscale et une harmonisation budgétaire. Nous avons besoin pour la zone euro d’un fonds commun d’amortissement des dettes. Chaque pays resterait responsable du remboursement de sa part de dette. Il y aurait un taux d’intérêt commun pour les euro-obligations à l’aide desquelles les dettes seraient remboursées.
Qui décide combien de crédits sont autorisés ?
Il nous faut une mutualisation des dettes, démocratiquement légitimée. Je propose un Parlement européen de la zone euro, formé de membres des parlements nationaux. Chaque pays serait représenté en proportion de sa population. Ces politiciens décideraient alors quel niveau pourrait atteindre le déficit de la zone euro.
Je pars de l’idée que, par le passé, un tel parlement aurait moins économisé et se serait plus investi pour la croissance et la lutte contre le chômage. Si nous avons une monnaie commune, nous devons accepter aussi que nous dépensions l’argent ensemble.
Comment obtenir qu’un pays comme la Grèce ne vive pas sans cesse au-dessus de ses moyens ?
La Grèce serait soumise à une discipline budgétaire sévère. Le niveau de sa dette serait fixé par un Parlement européen dans lequel les élus grecs ne joueraient qu’un rôle accessoire.
Vous attendez-vous que la France prenne l’initiative? Ce pays semble ne se soucier que de lui-même.
Vous avez raison. Je pense que beaucoup d’idées susceptibles de nous faire avancer viennent d’Allemagne. Je me méfie profondément des théories françaises, un pays dont les élites, quelle que soit leur couleur, sont incapables de penser européen. Sur ce point, l’Allemagne est différente.
Un compliment pour Angela Merkel ?
La vérité est que, depuis l’éclatement de la crise, la France ne joue plus aucun rôle. Nous craignons les marchés et la démocratie. Or, la peur ne nous fait pas avancer. La France a si bien intériorisé le rôle dominant de l’Allemagne que, désormais, elle ne se risque plus à rien.
Pourquoi le président François Hollande paraît-il si démuni ?
En France, c’est toujours le même personnel politique qui est au pouvoir, et ça ne fait aucun bien au pays. Il n’y a pas de renouvellement. Hollande est toujours traumatisé par le référendum de 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.
Les Français l’avaient rejeté, alors qu’il s’y était fortement engagé. Il serait bon pour nous et pour l’Europe qu’il surmonte lentement ce traumatisme.
Le projet prévoyait que les Etats membres délèguent plus de compétences à Bruxelles, et ce fut l’échec. A quoi François Hollande devrait-il maintenant s’attaquer ?
Je crois que nous devons beaucoup plus réformer notre pays que ce que le gouvernement se propose de faire à ce jour. Nous devons à tout prix simplifier notre système compliqué de sécurité sociale. Or, que se passe-t-il? A chaque nouvelle loi, le gouvernement s’efforce de le rendre encore plus compliqué.
Illustration ?
Peu après son arrivée au pouvoir, il a fait capoter une mesure de son prédécesseur visant à réduire les coûts salariaux annexes… pour la réintroduire sous un autre nom dix-huit mois plus tard. C’est de la folie! Les charges pesant sur les employeurs sont deux fois plus élevées en France qu’en Allemagne.
Mais, au lieu d’aborder les thèmes véritablement importants, Hollande introduit un impôt sur la richesse de 75% qui ne rapporte rien du tout. Et qui, de ce fait, a déjà été abrogé. Tout se résume à une politique de symboles.
Comment Hollande et Merkel pourraient-ils enthousiasmer les électeurs pour davantage d’Europe ?
Ils doivent par exemple expliquer à leurs électeurs que, seules, la France et l’Allemagne ne parviennent plus à imposer efficacement les multinationales parce que ces groupes jouent les Etats les uns contre les autres.
Bien des grandes entreprises américaines ou européennes paient moins d’impôts chez nous que de petites PME. Un impôt commun sur les entreprises dans la zone euro, fixé par le Parlement de la zone euro, serait d’un grand secours et sûrement apprécié des électeurs.
On n’a pas le sentiment, actuellement, que les électeurs veuillent déléguer davantage de pouvoirs à Bruxelles. Au contraire, partout les partis eurosceptiques ont le vent en poupe. Peu importe ce que l’on pense de la victoire de Syriza en Grèce, ce pourrait être une sorte de thérapie de choc pour les gouvernants.
Ils vont remarquer que ce qu’ils ont fait jusqu’ici ne marche pas; qu’il faut s’y prendre différemment. Reste qu’il émane beaucoup moins de danger d’une gauche comme Syriza ou des Espagnols de Podemos que des extrémistes de droite.
Ici, en France, le Front national a plus que jamais le vent en poupe. C’est pourquoi il est très dangereux que les partis établis continuent d’attiser les nationalismes. Il est irresponsable de sans cesse vitupérer ces paresseux de Grecs ou de Portugais.