Portrait. Le formidable documentaire «Citizenfour» révèle un lanceur d’alerte considéré comme un traître par son pays. Alors qu’il en porte au plus haut les valeurs.
La mesure d’un individu, c’est la manière dont il résout les problèmes que l’adversité et l’injustice lui jettent à la face. Cette définition du «code hero» américain, soit un héros solitaire qui agit selon ses propres principes, est celle de Hemingway. Ou de Melville.
Ou encore des grands films qui traversent les meilleures heures du cinéma hollywoodien, comme Mr. Smith va au Sénat, de Frank Capra.
Et quel «code hero» apparaît dans l’extraordinaire documentaire Citizenfour de la réalisatrice Laura Poitras, à voir dans les salles dès le 25 mars. Le hasard, toujours malicieux, veut qu’il soit un expert en codes, certes informatiques.
Mais le glissement sémantique entre l’art du chiffrement et celui de la conduite personnelle selon de solides préceptes est aussi celui de l’individu Edward Snowden, 31 ans. Celui-ci est passé du statut de rouage dans la machine infernale de l’Administration nationale de la sécurité (NSA) à celui de héros fondamentalement américain. Celui qui agit avec de la «grace under pressure» (rester digne sous la pression), pour reprendre une fois encore Ernest Hemingway.
A regarder les presque deux heures du film, qui semblent passer en une demi-heure tant le documentaire est haletant, c’est un tout autre animal que Julian Assange ou Hervé Falciani, les autres fameux lanceurs d’alerte du moment, qui surgit à l’écran. Son intention – permettre à l’individu d’affirmer sa liberté contre le pouvoir abusif d’un Etat – apparaît sans équivoque. Il n’est pas manipulateur, ni vénal, encore moins intéressé par la gloriole personnelle. «Cette histoire n’est pas la mienne», cingle-t-il au début du documentaire, lorsqu’un journaliste du Guardian lui demande de parler de lui.
Edward Snowden est alors assis sur le lit d’une petite chambre d’hôtel à Hong Kong. Il vient de s’exiler des Etats-Unis, profitant d’une période de vacances avec son amie. L’informaticien, administrateur système à la NSA, a fui son pays avec un paquet de clés USB au contenu explosif.
Le détail de l’appareil illégal de surveillance de la NSA sur les citoyens américains et ceux du reste du monde, dont les communications sont captées par une agence qui est, elle, hors de contrôle. Il prend contact avec Laura Poitras et Glenn Greenwald du Guardian pour que la vérité soit faite, grâce aux médias, dont le rôle d’ultime rempart contre les dérives démocratiques est une fois encore confirmé dans le film.
Traversée du tunnel
Celui-ci commence par l’échange de messages cryptés entre Snowden et Poitras, habilement révélé lors d’une traversée en voiture d’un long tunnel. Puis, sans attendre, la caméra de Laura Poitras s’installe dans la chambre de ce jeune homme fin, timide, au sang-froid manifeste.
Il ne flanche qu’une seule fois, lors d’un échange de messages avec son amie, alors inquiétée par des autorités qui tentent en vain de comprendre ce qui se trame avec le jeune ingénieur informaticien. Mais ses longs doigts qui courent à ce moment sur le clavier de l’ordinateur portable disent presque le contraire: une incroyable maîtrise de lui-même.
Tourne alors, en creux, un chapelet de qualités américaines: le calme, l’assurance de soi, le discours clair et articulé, les valeurs individuelles chevillées au corps. L’homme Edward Snowden, l’évidence sourd de chacun de ses mots, est d’une intelligence étincelante. Et d’une lucidité sans faille sur son propre destin, celui d’une vigie qui a brûlé son propre vaisseau, sans espoir de retour.
L’Amérique, furibarde, lui dit qu’il a trahi son pays. Il réplique en mettant en avant son patriotisme, comme il le fera dans une discussion en direct par Skype, à l’issue de la première de Citizenfour au récent Festival du film et forum sur les droits humains à Genève.
«Le patriotisme n’est pas une question d’amour pour son gouvernement, avançait Snowden. C’est aimer son pays, ses gens, et faire ce qu’il y a de mieux pour eux.» D’où la magnifique image (par le photographe Platon) qui a fait la couverture du magazine Wired en septembre dernier, où l’on voit Snowden poser avec un drapeau américain serré comme un doudou.
Un pays né d’une trahison
C’est le paradoxe qui travaille cette invraisemblable histoire d’un traître qui n’en est pas un, car son éthique est on ne peut plus américaine. Cet amateur d’histoire, en particulier des récits de la mythologie grecque, le dira lors de la discussion en direct après le film: «Que veut dire «trahison»? Mon pays est né d’une trahison, celle de patriotes qui se sont insurgés contre l’occupant anglais. Quelqu’un a dit: «S’il s’agit d’une trahison, eh bien, tirons-en parti au maximum.»
Les justes ont toujours le sens de l’histoire. Ils savent que celle-ci leur fait payer le prix lourd pour s’être dressés alors que les autres se sont couchés. Le héros américain commence et achève son destin de la même manière: désillusionné.
Entre-temps, comme dans le roman The Red Badge of Courage de Stephen Crane qui se déroule pendant la guerre de Sécession, c’est l’apprentissage de la connaissance et de la maîtrise de soi dans le chaos. Hemingway ajoute que le «code hero» est individualiste, seul, stoïque, qu’il agit selon son libre arbitre, sans jamais marquer d’émotion, ni laisser la peur s’emparer de lui-même. En sachant toutefois que son destin finira mal.
«Cette histoire n’est pas la mienne», répète Edward Snowden. Elle l’est, bien sûr, comme elle est une histoire américaine. Le lanceur d’alerte se hisse au-dessus de sa propre liberté pour défendre celle de la collectivité à laquelle il appartient.
Il passe de son statut d’individu à celui d’une nation, qui est avant tout un ensemble de valeurs partagées.Ces valeurs, il les porte au plus haut, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être en exil, quelque part dans les environs de Moscou, à attendre un mauvais coup qui viendra, il le sait, de son pays.
A moins que ce film, ainsi que l’oscar que Citizenfour a récolté à Hollywood, ne puisse légèrement infléchir la vindicte américaine. Et encore. Si Edward Snowden décide de rentrer aux Etats-Unis, son sort, dit-il, dépendra d’un seul juge, sans jury à l’appui, qui se conformera à une loi fédérale forgée en temps de guerre mondiale, l’Espionage Act de 1917.
La seule assurance qu’il a pour l’instant reçue est de ne pas être exécuté. Il aura en revanche la certitude de finir ses jours en prison, tant les charges qui pèsent contre lui sont lourdes au regard de la justice.
En attendant, autre constante américaine, Edward Snowden s’est donné une deuxième chance, ce fameux «second act» que F. Scott Fitzgerald avait tenté de mettre en doute. L’autre soir à la salle Pitoëff de Genève, Edward Snowden a lui-même utilisé l’expression «second act», avec un petit sourire, révélant une fois de plus sa connaissance de la psyché américaine.
Il travaille en réseau, avec des amis en ligne, à la mise au point de systèmes d’encryptage qui permettront peut-être un jour aux usagers de l’internet de mieux protéger leur vie privée. Des codes pour un code de conduite, encore et toujours.