Andrea Böhm
Décodage. Tandis que les Américains bombardent du ciel les positions de l’EI, au sol, c’est un général iranien qui coordonne les opérations en Syrie comme en Irak. Comme si, de facto, Washington et Téhéran coopéraient.
D’abord, s’emparer de Tikrit et sécuriser la ville. Puis chasser le prétendu «Etat islamique» de Mossoul, deuxième plus grande ville d’Irak, et enfin du pays tout entier. Ces temps-ci, les proclamations de l’état-major de l’armée irakienne et du gouvernement de Bagdad paraissent plutôt résolues.
Un peu trop résolues, si l’on se rappelle que, l’été dernier, l’armée irakienne a abandonné aux milices terroristes, sans combattre, de larges portions du territoire national et, du même coup, des armements lourds largement financés par les Etats-Unis.
Quelques mois après cette débâcle, l’armée irakienne serait-elle soudain en état de triompher militairement des unités aussi féroces que remarquablement organisées du «Califat»? A cette question, la réponse est clairement non. Mais en réalité la question est tout autre: l’Iran, lui, est-il en mesure de battre l’Etat islamique (EI) sur sol irakien?
Le commandant en chef de la Force al-Qods, ces unités spéciales secrètes des Gardiens de la révolution iraniens chargées des interventions à l’étranger, s’appelle Qasem Soleimani. Il figure sur la liste des terroristes recherchés par les Etats-Unis.
Les opérations militaires iraniennes en Syrie, il les coordonne depuis 2012 déjà. Sans lui, le régime de Bachar al-Assad se serait déjà effondré depuis longtemps face à l’EI et à ses autres adversaires. Désormais, Soleimani dirige au sol les actions contre l’EI, autrement dit contre le même ennemi que les Etats-Unis combattent du ciel à l’aide de leurs escadrilles.
Lors de son offensive contre l’EI à Tikrit, ce commandant de l’ombre, qui a vécu des années durant une existence clandestine et ne s’est que très rarement laissé photographier, ne s’est plus donné la peine de jouer à cache-cache.
«Il est sur place», témoignent des commandants irakiens. Prétendument dans une fonction de conseiller seulement, mais nul n’y croit vraiment.
Exactions contre les populations
La présence de Qasem Soleimani et le soutien massif de Téhéran constituent l’atout le plus décisif dont puisse se targuer une armée irakienne toujours fort éclopée dans ses efforts pour contenir l’Etat islamique. Mais c’est aussi son plus grand problème.
Ces dernières années, l’EI sunnite a fait florès en Irak parce que les chiites au pouvoir à Bagdad discriminaient les sunnites. Alors qu’il était premier ministre, le chiite Nouri al-Maliki – devenu vice-président de la République irakienne il y a six mois – avait biffé le mot coopération de son vocabulaire dès le départ des dernières troupes américaines en 2011.
Sa politique répressive a favorisé des coalitions entre la milice terroriste de l’EI et plusieurs tribus sunnites et permis de conclure des alliances avec d’anciens fidèles de Saddam Hussein.
C’est pourquoi Mossoul, Tikrit et d’autres villes sont tombées sous le contrôle de l’EI l’été dernier. Les combattants de l’EI sont même arrivés tout près de Bagdad et presque à Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan.
Cette offensive, ce ne sont pas les troupes irakiennes qui l’ont contenue, mais bien les chasseurs-bombardiers américains, les peshmergas kurdes et les unités du PKK dans le nord, les milices chiites dans le centre de l’Irak, tous apparemment soutenus par des troupes iraniennes.
C’est ainsi qu’il a été possible de reprendre un peu de terrain à l’EI. Cependant, sur place, les populations ne se sentent aucunement libérées. Amnesty International et Human Rights Watch parlent d’exécutions arbitraires, d’enlèvements, d’incendies criminels et de pillages de la part des milices chiites. Rien que dans une ville, les milices et les unités spéciales irakiennes auraient massacré plus de 70 civils sunnites.
Entre espoirs et craintes
Pourtant, en décembre dernier, le successeur de Nouri al-Maliki, Haider al-Abadi, avait promis de replacer toutes les milices sous le contrôle de l’Etat et d’enquêter sur leurs crimes. Pour l’heure, il ne s’est rien passé. Or, la multiplication de telles exactions fait que, pour beaucoup de sunnites, le régime terroriste de l’EI est encore un moindre mal.
On ignore toujours si le «parrain» iranien a tenté de mettre au pas ses protégés chiites sur le terrain. Les Américains, pour leur part, se montrent très réservés quand il s’agit de qualifier les violations des droits de l’homme par les milices chiites en guerre contre l’EI.
Les avions de combat américains n’ont apparemment pas été mobilisés pour l’instant dans l’offensive sur Tikrit. Les médias arabes prévoient que Téhéran voudra faire valoir la reprise de Tikrit – si elle réussit – comme une victoire iranienne et un symbole de sa stratégie d’expansion.
A Mossoul, plus au nord, les habitants partagés entre l’espoir et la crainte attendent l’offensive que des généraux américains, des porte-parole des peshmergas et des représentants du gouvernement irakien ont annoncée pour le printemps. Ils hésitent entre l’espérance d’être libérés du «Califat» et la peur d’effroyables combats rue par rue, maison par maison, ainsi que de représailles sanglantes des milices chiites, des peshmergas et des militaires irakiens, qui voudraient gommer ainsi l’indignité de leur débandade sans combat.
«J’espérais que l’armée américaine nous libérerait. Elle au moins ne mettrait pas le feu à nos maisons», a dit par téléphone un habitant de Mossoul à l’auteure irakienne Rasha al-Akidi, qui avait elle aussi dû fuir Mossoul devant l’avancée de l’EI. Mais Washington n’enverra pas de troupes au sol. Ce sera sans doute la tâche, dans sa fonction de «conseiller», de Qasem Soleimani.