Champions des coopératives d’habitation, les Zurichois explorent de nouveaux modes de vie. Moins possesseurs, plus partageurs.
Impossible n’est pas zurichois. Qui voudrait vivre dans un bâtiment traversé par des trams? A côté de lignes de chemin de fer très fréquentées, à 50 mètres d’une route à grand trafic? Réponse: 258 personnes.
Où? A Zurich. Au lieu-dit Kalkbreite, dans le 4e arrondissement, un quartier branché et populaire où se dresse la plus spectaculaire coopérative d’habitation du pays inaugurée l’été dernier.
Les Traoré, une famille du Mali avec trois enfants de 3 à 17 ans, s’y sont installés dans un 4,5 pièces pour 2000 francs, charges comprises. Ils habitaient à quelques rues seulement, mais en déménageant ils ont changé de monde.
«Ici, les gens disent bonjour. Ils nous demandent même comment ça va», sourit la jeune Bintylly, 16 ans, apprentie coiffeuse. Les parents, Salif et Soussabala, ont pu y réaliser un rêve: ouvrir leur petite entreprise, un magasin doublé d’un take-away.
La mère y prépare des plats africains tandis que son petit garçon joue à la crèche, deux étages plus haut. Et le bâtiment abrite aussi un cabinet de médecins, une maison de naissance, les bureaux de Greenpeace, une fleuriste, des cafés ou un cinéma d’art et d’essai (voir page 61).
La coopérative attire comme un aimant. Parce qu’elle offre des appartements neufs, lumineux, parfaitement insonorisés, au cœur de la ville et à des prix abordables. Mais aussi parce qu’elle innove, ses habitants explorant un nouvel art de vivre ensemble, pionniers de cette densification dont tout le monde parle.
Ici, chacun s’engage à renoncer à la voiture. Et accepte de ne pas occuper plus de 35 m² par personne en moyenne. En revanche, l’immense immeuble offre moult espaces communs. On peut y louer une place de travail dans un grand bureau.
On se retrouve devant la buanderie où trône une enfilade de machines à laver, à la cafétéria où l’on reçoit ses amis quand son chez-soi semble trop petit. On bricole dans l’atelier, profite de la salle de musique, du sauna et j’en passe.
Sur un mur, on indique les objets qu’on veut bien prêter: valises ou snowboard. Et quand des amis passent pour quelques jours, on réserve une chambre à la pension interne.
Kalkbreite fonctionne comme un village peuplé de familles et d’individus qui ne veulent pas vivre ni vieillir isolés, de gens qui préfèrent habiter dans un milieu social bigarré plutôt qu’avec des clones d’eux-mêmes. A Kalkbreite, on trouve donc des appartements subventionnés à côté d’autres qui ne le sont pas, certains vont à des familles nombreuses, d’autres à des handicapés.
Clusters and jokers
Et ce n’est pas tout. Les coopérateurs proposent aussi des «clusters», un grand ménage et des chambres «jokers». Traduction pour les nuls: les «clusters» permettent à des personnes seules d’occuper un appartement d’une pièce tout en ayant accès à une grande cuisine-séjour si elles ont envie de compagnie.
Le grand ménage, lui, regroupe actuellement les locataires de 22 appartements. Ceux-ci vivent en famille, seuls ou en colocation mais paient ensemble une cheffe de cuisine qui prépare le repas du soir qu’ils prennent ensemble dans une vaste salle à manger.
Les chambres «jokers»? Elles répondent aux besoins de la vie quand elle change. Elles accueillent ainsi, pour quelques mois ou quelques années, un vieux père qui ne peut plus vivre seul, une adolescente ayant besoin de distance, un père ou une mère quand survient une séparation.
Outre des habitants, la coopérative Kalkbreite attire des architectes et des cohortes de curieux. Les week-ends de beau temps, il arrive qu’ils soient deux cents à défiler dans la cour plantée d’arbres, un espace public appartenant à la ville.
Pas excessivement pudique, mais un peu gênée quand de parfaits inconnus écrasent leur nez contre sa vitre, une voisine des Traoré raconte qu’elle a songé à installer des rideaux: «Pour la première fois de ma vie.» Mais, au fond, elle aime cette cour ouverte et trouve «très bien qu’on s’intéresse à de nouveaux modes d’habitation».
L’intérêt dépasse la simple curiosité. Il est tel que la coopérative planifie un nouveau complexe à un endroit encore plus bruyant, encore plus fréquenté. Juste à gauche des rails quand votre train entre dans la gare centrale, vous découvrirez dans quelques années ces Zurichois qui vivent leurs utopies.