L’ancienne cité industrielle, sixième ville du pays, est en pleine effervescence culturelle et architecturale. Une grande sous-estimée sort de l’ombre de Zurich.
«De Winterthour, on ne voit pas de lac.» Tout le monde vous le dira, l’air embêté, ou résigné. Et alors? De Winterthour, on voit la mer. Une mer de rails. Des rails qui arrivent de Zurich, des rails qui s’élancent vers la Thurgovie ou courent vers le nord et Schaffhouse.
Une invitation au voyage. Et rien que de très naturel dans une ville dont le destin s’embrase avec l’industrie ferroviaire quand, dès 1834, la famille Sulzer y fond de l’acier, puis quand l’Anglais Charles Brown y fabrique des locomotives.
Lorsqu’on vient de Zurich – à 15 minutes de train, la porte à côté –, les bâtiments de brique à gauche des voies témoignent du passé. Il faut absolument pénétrer cette «cité interdite» qui, autrefois, ne laissait passer que ses mécanos et ses ingénieurs.
Vous y découvrirez un monde nouveau, grouillant d’idées, d’activités et de jeunesse: la Sulzer-Areal, un quartier à l’image des gens de Winterthour qui labourent leur passé et inventent leur futur, sortant enfin de l’ombre de Zurich.
Des citoyens qui viennent de dire oui, le 8 mars, au développement de cette zone.
Une mue et une densification nécessaires dans une ville essoufflée par sa croissance trépidante, elle qui a vu le nombre de ses habitants passer à 109 000 l’an dernier, 20 000 de plus qu’il y a vingt ans. Le défi? Construire les infrastructures nécessaires malgré de frugales ressources fiscales.
«Parce que Winterthour attire trop peu d’emplois par rapport au nombre d’habitants, et trop peu de riches. Ils préfèrent s’installer au bord d’un lac», explique le maire, Michael Künzle. Eh oui. Dès lors, la ville s’appuie beaucoup sur le secteur privé, trop jugent certains, et ne jure que par le PPP, le partenariat public-privé. Comme son gouvernement qui a basculé à droite l’an dernier.
Ce matin-là, une foule élégante presse le pas pour s’engouffrer dans l’ancienne cathédrale industrielle, la halle 87 du groupe Sulzer, ses plafonds à 10 mètres, ses anciennes grues capables de tracter 15 tonnes, ses verrières qui laissent la lumière inonder les lieux.
La conseillère d’Etat Regine Aeppli, le maire, architectes, banquier et autres officiels inaugurent la gigantesque bibliothèque de la Haute école zurichoise de sciences appliquées. Tout un symbole.
«Le moteur de la connaissance succède aux moteurs qui furent construits ici autrefois», résume le Fribourgeois Jean-Marc Piveteau, recteur de l’établissement qui compte 8500 étudiants en architecture, électronique ou linguistique.
De là-haut, on découvre le voisinage: des appartements sis dans d’autres usines rénovées, le technopark et ses start-up, d’anciennes halles encore vides ou abritant galerie d’art ou magasins de meubles et, en arrière-fond, l’élégance tout en verre de l’école d’architecture dessinée par Kilga Popp, lauréate du prix Goldener Hase décerné par le magazine Hochparterre.
Understatement
A deux pas, l’enseigne Ventilator Records de Vasco Saxer. Le disquaire, deux créoles dans le lobe gauche, nous livre sa version, critique, de Winterthour. Une ville qui bouge, où il fait bon vivre. Certes. Mais qui pêcherait par une certaine soumission au monde économique, «un understatement chronique qui colle à la peau des gens de Winterthour, toujours un peu empruntés avec leurs héritages, culturels notamment».
Habituée à laisser les riches mécènes faire la pluie et le beau temps, tels les Reinhart, Briner ou Hahnloser. Plus récemment, «la ville a laissé le constructeur Implenia acheter ce quartier au lieu de s’y lancer elle-même». En 2010 en effet, le constructeur a acquis les immeubles de Sulzer et 400 000 m². «Et la municipalité ou le canton doivent louer.»
Il n’empêche, la Sulzer-Areal se transforme chaque jour. Avec la votation du 8 mars, on y attend encore davantage d’appartements, d’entreprises, d’écoles et d’administrations. Et même une nouvelle tour qui viendra compléter les deux qui découpent déjà le skyline de la ville.
En attendant, Vasco Saxer se réjouit des étudiants, du resto dans d’anciens wagons de l’Uetlibergbahn et du cinéma qui ouvriront l’été venu juste à côté.
Mais ne croyez pas que l’industrie trépasse à Winterthour. Loin de là. Si les services tiennent le haut du pavé – formation et santé en tête – le secteur secondaire continue de représenter 19% des emplois. Sulzer a beaucoup fermé, beaucoup vendu, mais elle est toujours là, comme les textiles Rieter.
Une partie de l’industrie a migré dans le nouveau quartier dit Neuhegi, hérissé de grues, où surgit une ville dans la ville, des appartements, une coopérative d’habitations où vivent 350 personnes de toutes générations, où ont déménagé les trains Stadler, où le groupe japonais DMG Mori, un des leaders mondiaux de la machine-outil, a implanté son siège européen.
Rayonnement
Après la bouillonnante Sulzer-Areal découvrons, de l’autre côté de la gare, le centre historique et les hauts lieux artistiques d’où Winterthour rayonne dans la Suisse et le monde. Pour s’en convaincre, descendre dans la mine, la Coalmine, ancienne cave à charbon où se nichent des expositions de photographie et un café tapissé de livres.
Balthasar et Peter Reinhart, propriétaires de la maison de négoce Volkart, avaient fondé avec Peter Suhrkamp la prestigieuse maison d’édition du même nom en 1950.
Depuis, Suhrkamp a envoyé un exemplaire de chacune de ses parutions à Winterthour, jusqu’à ce que l’héritier Andreas Reinhart vende sa part en 2006. Ici, on embrasse donc 56 ans d’édition d’un regard en sirotant son thé.
Winterthour doit à ses mécènes, fabricants ou négociants, ses collections prestigieuses, celle du Musée Oskar Reinhart am Stadtgarten, consacrée à la peinture allemande dont le célébrissime Kreidefelsen auf Rügen de Caspar David Friedrich, ou celle qu’abrite l’ancienne demeure am Römerholz, léguée à la Confédération.
Seulement voilà, la ville peine à financer ses musées. La célèbre Villa Flora, qui abrite des pièces de la famille Hahnloser, est fermée et ses tableaux en tournée. Le Musée Briner et Kern? Bouclé en octobre, sans que le sort de ses tableaux soit scellé.
Bref, de ce côté-ci des rails, les gens de Winterthour doivent aussi se réinventer. Actuellement, on parle fusion, synergie et nouveau concept. Il est question, encore une fois, de PPP et de privatisation pour le théâtre par exemple. Le maire songe à tout raser pour reconstruire un complexe enrichi d’un hôtel avec salles de congrès.
Changement d'ère
Dans la cité, on s’interroge: Winterthour serait-elle trop petite pour continuer à jouer dans la cour des grands? Non. Nos interlocuteurs pensent qu’il faut continuer à miser sur l’atout culturel. Mais oser changer aussi.
David Kümin, alias Chromeo, 32 ans, créateur de street art, aspire à une expression en prise avec le monde d’aujourd’hui. Il nous montre la fresque qu’il a réalisée sur une ancienne halle de montage parce qu’il lui importe que chacun ait accès à son travail. «Mon public cible ne se résume pas aux plus de 50 ans qui ont les moyens de s’acheter de l’art», dit-il.
Deux maisons témoignent de la nécessité de s’adapter au monde qui change. Deux lieux uniques et dynamiques. Le Fotomuseum et sa Fondation pour la photographie, une référence internationale, et le Casinotheater qui, grâce au satiriste Viktor Giacobbo, a fait de Winterthour la capitale de l’humour.
Au Fotomuseum Winterthur, Thomas Seelig, codirecteur, n’a pas peur du changement d’ère. «Winterthour traverse une période captivante», estime-t-il. Tel ce musée, qui invente un nouveau concept d’exposition pour réagir plus spontanément aux bouleversements du monde comme à l’évolution de l’image, de la photographie et de ses jeunes artistes.
A côté des expositions organisées très en amont de manière classique et planifiée, il crée SITUATIONS, des interventions interactives qui s’égaieront dans le musée comme sur la toile. Organisées à court terme, ces interventions seront centrées sur un thème et pourront durer un seul jour ou deux mois. Coup d’envoi le 10 avril.
Quant au Casinotheater, fondé il y a treize ans par l’humoriste star de la TV alémanique Viktor Giacobbo, non content de ressusciter ce qui fut autrefois le théâtre de la ville, il tourne sans subventions. Notamment grâce au restaurant et au bar attenant qui ne désemplissent pas et à des soutiens privés.
Les artistes de cabaret se bousculent pour pouvoir y jouer. Le public afflue: 78% de fréquentation, de 70 000 à 75 000 spectateurs par année. Son directeur francophile et francophone, le jeune Bernois Nik Leuenberger, a invité Marie-Thérèse Porchet et les Vincent de 120 secondes. «Ils ont rencontré un succès phénoménal.»
Dans le foyer où il attire tous les regards, Viktor Giacobbo, un homme d’ici, raconte qu’il aime Zurich. Il y travaille, y compte de nombreux amis et visiteurs réguliers du casino.
Toutefois, il préfère vivre dans le modeste Winterthour, où les gens, pas stressés, pas hystériques, ne s’échauffent pas à la moindre discussion. Comme l’écrivain Peter Stamm qui y a élu domicile pour la nature, la culture et le peu de mondanités.
Au fond, Winterthour, une ville timide et créative, ressemble à une femme qui ne livrerait pas d’emblée toute sa beauté. Il faut prendre le temps de la découvrir, de caresser des yeux les cimaises de ses musées, de grimper à la conquête de ses sept collines boisées.
Comme celle du Goldenberg où s’accrochent les ceps de pinot noir et de riesling-sylvaner. Il arrive même qu’elle prenne l’allure d’une métropole, quand pointe le crépuscule et qu’on glisse à 90 mètres au-dessus de la mer de rails jusqu’au bar de la Tour Rouge. On laisse alors son regard se perdre sur Winterthour, définitivement séduit.