Des paysans du Weinland, poumon du canton de Zurich, aux nantis de la Goldküste, rencontres avec ceux qui font l’UDC d’aujourd’hui.
C’est ici que tout a commencé. A l’extrême nord du canton, là où Zurich longe le Rhin et touche l’Allemagne. C’est ici qu’a grandi Christoph Blocher, dans la paroisse qui surplombe les chutes du Rhin à côté du château de Laufen.
Cap donc pour le Weinland, ses vignes, ses terres fertiles où les maisons à colombages rivalisent de beauté. Le district s’appelle Andelfingen, l’agriculture y représente encore 14% de l’activité économique, les électeurs étaient 56% à accepter l’initiative contre l’immigration de masse et l’UDC y a raflé 41% des voix lors des dernières élections cantonales.
Cap plus précisément sur le village de Marthalen, 1900 habitants, 38 exploitations agricoles et un exécutif qui compte 5 membres sur 7 à l’UDC. Sur le chemin qui mène de la gare à la maison communale, chaque passant, chaque enfant nous dira: «Grüezi!»
Susanne Friedrich sourit: «Eh oui, nous apprenons à nos enfants à dire bonjour. Voyez-vous, le monde est encore intact ici», dit l’agricultrice, 47 ans, employée de commerce, en charge du Social de la commune. Intact comme le centre de Marthalen, sous haute protection du patrimoine parce que entièrement composé de maisons du XVIIIe siècle.
«Ce monde, nous voulons le préserver, comme notre beau pays», poursuit-elle. Chez les Friedrich, on cultive sur 30 hectares des épinards, des haricots, du maïs, du blé ou encore des betteraves, on parle politique à table et l’on est UDC de père en fille.
D’ailleurs, le fiston de 18 ans se montre déjà intéressé. Lorsque Susanne était jeune fille, son père l’emmenait écouter les discours de Christoph Blocher dont elle admire le talent rhétorique. Même si elle s’estime moins conservatrice: elle a créé une crèche parce qu’elle estime que les femmes n’ont pas à rester aux fourneaux.
En revanche, elle adhère aux fondamentaux et a défendu l’initiative contre l’immigration de masse. «On habite tout près de l’Allemagne. Beaucoup craignent la concurrence des frontaliers.» Non, non, elle n’a pas peur pour les bilatérales. «Si l’Europe renonce, elle en souffrira aussi. Erasmus, c’est nous qui payons.»
De toute façon, l’attachement des gens d’ici à l’UDC a de profondes racines. A une heure de route de Marthalen se trouve la ferme du député Konrad Langhart, un autre élu du parti. Ses 25 vaches rousses, toutes curieuses, trottent à notre rencontre.
L’agriculteur suit. Son père avait adhéré à l’UDC après que Christoph Blocher eut créé une section locale dans la commune. Lui a suivi vers 20 ans. «Parce qu’à part les Verts, dit-il, il n’y a que l’UDC qui soutienne les paysans et protège la production en Suisse.»
Mais il ne s’agit pas tellement d’argent. Ici, on préférerait davantage de liberté. Non, ce que les gens de la campagne apprécient, c’est cette reconnaissance pour ce qu’ils sont. «L’UDC respecte notre identité campagnarde, notre conception d’un monde où chacun prend ses responsabilités.»
Blocher, l’ex-apprenti paysan, quelque part les comprend. Ueli Maurer encore davantage, le fils d’agriculteurs pauvres de Hinwil, ex-fonctionnaire agricole. On le connaît bien. En revanche, les coups de gueule des UDC plus urbains passent moins bien dans le Weinland. «Personne ne m’élirait si j’adoptais un ton agressif.»
La conquête de nouveaux clusters
Quand il a pris la présidence du parti cantonal, en 1977, Christoph Blocher avait déjà quitté les bottes boueuses du paysan pour enfiler le costard du juriste et directeur de Ems-Chemie. Il élargit alors sa «Silicon Valley», s’empare de la question des étrangers et se pose en défenseur de la souveraineté du pays.
Avec dans son sillage des intellectuels comme l’historien Christoph Mörgeli, ancien secrétaire de James Schwarzenbach entré à 17 ans au parti, Ulrich Schlüer, un autre historien, ou encore le riche commerçant Walter Frey des garages Frey. L’UDC commence dès lors à gagner du terrain dans les agglomérations et les quartiers populaires.
Quittons donc la tranquillité rurale pour l’une de ces agglomérations qui ceinturent la ville, où l’UDC cartonne et que tout le monde connaît: Kloten. Fini l’idylle, bonjour le bruit. Entre l’aéroport, les routes qui bouchonnent et les RER bondés, on peut parler ici de ce «Dichtestress» tant évoqué au cours de la campagne pour l’initiative contre l’immigration de masse.
Le centre historique? Une passante esquisse un sourire gêné: «Vers l’église vous trouverez deux ou trois maisons. Pas grand-chose malheureusement.»
Dans le bloc qui sert de mairie, le syndic, René Huber, le confirme: son parti domine la commune avec 40% des voix aux dernières élections. «On l’oublie, mais Kloten était un village de paysans aussi, comme tant d’autres dans ce canton», rappelle-t-il.
Tout a changé avec l’aéroport, après le décollage du premier avion en 1948. «De 4000 habitants en 1955, nous sommes passés à 19 000 aujourd’hui.» Kloten s’est transformé en cité d’employés de l’aéroport, pas forcément très qualifiés ni très bien payés: du nettoyage, de la logistique pour les bagages.
Aujourd’hui, la commune compte plus de 30% d’étrangers, 108 nationalités différentes. Les employés suisses se sentent menacés, leurs enfants se retrouvent en minorité dans leurs classes d’école et tout cela nourrit le terreau de ceux qui prêchent le repli.
René Huber, quarante ans à l’UBS dont quinze à la tête de la filiale de Kloten, avait adhéré à une UDC ouverte qui ressemblait à Adolf Ogi. Homme d’exécutif comme les deux conseillers d’Etat UDC du canton, il se montre pragmatique.
Lui qui préside la promotion économique de la région de l’aéroport voit bien que le oui du 9 février 2014 a des effets: «Avant, il ne se passait pas une semaine sans qu’une entreprise montre un intérêt à s’implanter. Depuis, nous n’avons pratiquement plus de demandes.»
Quand l’UDC s’étire sur la goldküste
Au bord du lac, chez les élus nantis de l’UDC, on voit les choses de manière plus dogmatique. Au Seefeld par exemple, derrière l’Opéra de Zurich, dans ce quartier de la ville qui a vu exploser les prix de l’immobilier. Thomas Matter y a implanté sa Neue Helvetische Bank.
Le nouveau conseiller national a remplacé Christoph Blocher l’an dernier. Pourquoi donc un homme de l’économie adhère-t-il aux thèses d’un parti qui sabote nos relations avec l’Union européenne, notre principal partenaire en affaires?
Tandis que ses collaborateurs pianotent devant leurs écrans, le patron minimise l’importance des accords bilatéraux, «un mythe», dit-il. L’essentiel serait réglé par l’OMC et nos 28 accords de libre-échange, notamment avec l’UE et la Chine. Au fond, le banquier tient le même discours que l’agricultrice de Marthalen.
En gros, les Européens seraient plus embêtés que nous si les bilatérales tombaient. Et: il faut ralentir le rythme de l’immigration, «chaque entrepreneur vous le dira en aparté». L’homme est venu sur le tard à l’UDC, en 2010. «Il y a trente ans, j’aurais rejoint les radicaux, mais ils ont trop glissé au centre.»
A l’image de Thomas Matter qui habite à Meilen, le parti recrute du personnel plus nanti, plus instruit. Il a lancé Hans-Ueli Vogt dans la course au Conseil des Etats. Ce professeur de droit, père de l’initiative pour le primat du droit suisse sur le droit international, vit dans le très branché 5e arrondissement de la capitale.
Il vient de recruter un autre intellectuel pour le Conseil national: le rédacteur en chef de la Weltwoche, Roger Köppel, domicilié à Küsnacht.
Ces UDC nouveaux ont encore ceci en commun que, mis à part Hans-Ueli Vogt, ils se sont établis, comme Gregor Rutz ou les deux Christoph, Blocher et Mörgeli, sur la belle Goldküste, sur les rives du lac, loin, très loin de ces couches populaires de Dietikon, de Kloten ou de Schwamendingen qui les élisent et qu’ils disent défendre.
Herrliberg, Küsnacht, Meilen, Stäfa, Zollikon: ironie de l’histoire, les stars de la «Silicon Valley» de l’UDC choisissent de vivre avec les autres nantis, dans ce qui demeure, électoralement, un fief libéral, un cluster radical.