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Slavoj Žižek: «Le plus grand danger pour l’Europe est son indolence, sa manière de se réfugier dans une culture de l’indifférence.»

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Jeudi, 19 Mars, 2015 - 05:50

Romain Leick

Interview. Le philosophe slovène Slavoj Žižek est un des intellectuels les plus hardis de notre temps et un homme de gauche convaincu. Il stigmatise l’excès de tolérance face à l’islamisme et plaide pour une culture européenne des Lumières.

Slavoj Žižek, êtes-vous toujours communiste?

Ils sont encore nombreux à me prendre pour l’un de ces marxistes cinglés qui attendent la fin des temps. Je suis certes assez excentrique, mais je ne suis pas fou. Je suis communiste faute de mieux, parce que je désespère de la situation en Europe.

Il y a six mois, j’étais en Corée du Sud pour tenir conférence sur la crise du capitalisme mondial blablabla. L’assistance s’est mise à rire et m’a demandé: «De quoi parlez-vous? Chine, Corée du Sud, Singapour, Vietnam… Economiquement, nous nous débrouillons bien. Qui est en crise? Vous, en Europe, surtout en Europe occidentale.»

Ce n’est pas aussi simple.

Mais il y a du vrai là-dedans. Pourquoi éprouvons-nous notre situation fâcheuse comme une crise majeure? Parce que nous sentons qu’il n’en va pas que du capitalisme, mais de l’avenir de notre démocratie occidentale. De noirs nuages s’élèvent à l’horizon, les premières bourrasques nous ont déjà atteints.

La crise économique pourrait finir en crise politique?

La Chine, Singapour, l’Inde et, plus près de nous, la Turquie ne promettent rien de bon pour la suite. Je crois que le capitalisme moderne évolue dans une direction où il fonctionnera mieux sans démocratie qualifiée.

La montée du capitalisme à l’asiatique soulève en tout cas des questions et des doutes: que se passera-t-il si le capitalisme autoritaire de type chinois devient le signe que la démocratie libérale, celle que nous connaissons, n’est plus la précondition ni le nerf de la guerre de l’économie mais plutôt un obstacle?

La démocratie n’est pas là pour frayer le chemin du capitalisme mais pour parer aux excès qui sommeillent en lui. C’est ce qui la rend irremplaçable.

Alors elle doit être plus que le principe du libre choix. La liberté de choix conduit une société dans tous les sens. Sur ce point, je suis léniniste. Lénine demandait toujours: liberté pour qui, liberté pour quoi?

La liberté de décider moi-même de ma vie. Y compris la liberté d’expression.

Génial! Je ne suis pas un stalinien qui se fiche des libertés bourgeoises et proclame la ligne du parti comme seule vraie liberté. La liberté de décision personnelle augmente, y compris en Chine. Je parle de la liberté sexuelle, de voyager, de commercer; de la liberté de s’enrichir.

Mais je me demande si cette liberté de choix personnel n’est pas un piège. Le gain de liberté personnelle masque la perte de liberté sociale. Nous perdons de vue vers quoi nous conduit le processus sociétal, dans quel type de société nous voulons vivre. Il faudrait redéfinir le champ des options au sein duquel nous voulons vivre notre liberté individuelle.

N’en demande-t-on pas tropà la démocratie libérale?

Oui, nous devrions dépasser la démocratie libérale. Au quotidien, la démocratie fonctionne de façon que la majorité des citoyens se dise satisfaite de son semblant de liberté de choix, tout en se conformant en réalité à ce qu’on lui demande.

Il est caractéristique que la forme de gouvernement préférée des Allemands soit la grande coalition. Par peur de devoir prendre des décisions innovatrices vraiment radicales, on fait mine que les décisions s’imposent d’elles-mêmes, qu’elles naissent des circonstances.

Mais, ainsi, la formation d’une volonté générale, au sens de Rousseau, ne se concrétise pas. La volonté demeure individuelle, privée et donc apolitique. Le capitalisme en profite allégrement, car la liberté libérale démocratique et l’hédonisme individualisé mobilisent les gens en sa faveur en en faisant des work-aholics.

Si le système actuel continue de se reproduire, nous allons vers son implosion. Seule une gauche renouvelée pourrait sauver les valeurs centrales de la démocratie libérale. Si la gauche rate cette occasion, le danger croît d’un nouveau fascisme ou, du moins, d’un nouvel autoritarisme.

On en discerne déjà les tendances dans l’intégrisme religieux, dans le populisme de droite,dans le nationalisme.

C’est juste. La réponse ne doit pas consister en la réaction routinière du libéralisme: tolérance et compréhension. Ce faisant, le libéralisme se sabote peu à peu. Nous avons le droit de fixer des limites.

En Europe, nous nous sentons trop coupables, notre tolérance multiculturelle est la conséquence d’une mauvaise conscience, d’un complexe de culpabilité propre à couler l’Europe. Le plus grand danger pour l’Europe est son indolence, sa manière de se réfugier dans une culture de l’indifférence et du relativisme.

Toute culture connaît des limites à la tolérance…

Il y a des choses qui sont «impossibles à supporter», dans le sens de Jacques Lacan. Que se passerait-il si un journal se mettait à rire de l’Holocauste? Les blagues obscènes sont un bon test du seuil de tolérance entre deux milieux culturels. Dans l’ancienne Yougoslavie, chaque république avait une blague sur les autres.

Les Monténégrins, par exemple, passent pour paresseux et subissent souvent des tremblements de terre. Alors, pourquoi le Monténégrin enfile-t-il sa bite dans tous les trous du sol? Il attend le prochain séisme parce qu’il est trop paresseux pour se masturber.

Ou prenons les blagues juives, qui pratiquent merveilleusement l’autodérision: une juive polonaise – elles sont connues pour leur sang-froid – est en train de récurer le carrelage, le postérieur tendu, quand rentre son mari; excité par la pose, il lève sa robe et la prend par-derrière; quand il a fini son affaire, il demande à sa femme si elle est aussi arrivée au bout.

Et elle de répondre: «Non, il me reste trois rangées de carreaux à nettoyer.» Sans de tels échanges d’obscénités, il n’y a pas de vrai contact mutuel, que du respect.

Je ne me fierais pas trop à de tels tests.

Il y a des limites, c’est sûr. Le problème devient explosif quand deux groupes ethniques ou religieux vivent en étroit voisinage mais avec des us et coutumes inconciliables, donc ressentent toute critique de leur religion ou de leurs mœurs comme une attaque contre leur identité.

N’est-ce pas là l’explosif qui sous-tend le constat que, désormais, l’islam aussi fait partie de l’Europe?

Et la tolérance ne va rien résoudre. Nous avons besoin d’une culture directrice, supérieure, qui règle la manière d’inter-agir des subcultures. Le multiculturalisme, avec son respect réciproque pour la sensibilité de l’autre, ne fonctionne plus dès qu’on en arrive à l’«impossible à supporter».

Les musulmans rigoristes jugent nos images blasphématoires et notre humour irrespectueux – qui font partie, pour nous, de notre liberté – impossibles à supporter. Tout comme nous trouvons impossibles à supporter le mariage forcé ou l’enfermement des femmes, qui font partie de l’islam vécu. C’est pourquoi, en tant qu’homme de gauche, je dis que nous devons lutter pour notre propre culture directrice.

Qu’est-ce que cette culture directrice? Même la validité universelle des droits de l’homme est parfois remise en cause au nom des différences culturelles.

La culture directrice européenne réside dans l’universalité des Lumières, dans laquelle les individus se comportent eux-mêmes comme universels.

Cela signifie qu’ils doivent être capables de renoncer à leur singularité, de passer outre à leur particularité sociale, religieuse ou ethnique. Il ne suffit pas de tolérer l’autre: nous devons pouvoir vivre notre identité culturelle comme quelque chose de contingent, né du hasard, modifiable.

Qui décide de ce qui est contingent et de ce qui est essentiel pourles musulmans rigoristes, le hidjab n’est pas contingent mais essentiel.

C’est là que le problème se fait explosif. La femme ou la fillette devrait en décider elle-même. Pour le faire, elle devrait être libérée de la pression de la famille et de la société. Et c’est à ce point qu’intervient la violence émancipatrice: la seule voie vers l’autonomie est le déracinement, l’arrachement à l’obligation de se conformer à la société.

C’est pourquoi un de mes héros est Malcolm X. X signifie déracinement. Il ne voulait pas retrouver ses racines africaines. Au contraire, il y voyait une chance de gagner une liberté universelle.

Comment pouvons-nous forger une solidarité émancipatrice entre des groupes culturellement différents?

En combattant. La simple universalité n’est manifestement pas suffisante. Le choc des cultures ne doit pas être surmonté par un humanisme global ressenti mais bien par une solidarité générale avec les combattants au sein de chaque culture.

Notre combat pour l’émancipation doit être en lien avec le combat contre les castes en Inde, avec la résistance des ouvriers en Chine. Tout est lié: le combat pour les Palestiniens et contre l’antisémitisme, WikiLeaks et les Pussy Riot font tous partie du même combat. Si ce n’était pas le cas, il serait temps de tous nous suicider. 

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