Reportage. Le premier producteur d’instruments d’écriture de luxe au monde, basé à Hambourg, entend développer toujours plus l’horlogerie en Suisse. Mais l’électronique embarquée se fera sans précipitation.
Dans la partie moderne de la manufacture des montres Montblanc, au Locle (NE), dont l’entrée ornée d’un vitrail coloré respire l’art nouveau, la designer Valérie jette un dernier regard sur la toute nouvelle TimeWalker Urban Speed e-Strap.
Un nom ésotérique pour nommer une montre avec un bracelet interchangeable équipé d’un module électronique. Lequel offre de multiples fonctionnalités, du traceur d’activités (comme les calories dépensées) au localisateur (pour retrouver son smartphone ou sa montre) en passant par des notifications intelligentes (recevoir appels et courriels).
Le secret a été fort bien gardé jusqu’à fin 2014, même au sein de l’entreprise, où seulement une poignée de collaborateurs est au parfum. Et pour cause. Montblanc, qui appartient au groupe Richemont depuis 1993, s’est lancé le défi d’être la première marque horlogère de luxe à entrer dans l’ère de l’électronique embarquée. Ça doit se savoir!
Le temps presse, désormais. Mi-décembre 2014, Jean-Claude Biver, bouillant patron du pôle horloger du groupe concurrent LVMH, annonce que TAG Heuer prépare une montre connectée. D’autres horlogers semblent sur les blocs de départ.
Il faut donc être prêt pour le Salon international de la haute horlogerie (SIHH) de janvier 2015, avant le Consumer Electronics Show de Las Vegas, et surtout avant Baselworld. On s’attend à ce que les smartwatches y poussent comme des champignons après une pluie rendue encore plus dense par la sortie annoncée depuis des mois de l’Apple Watch. Le dernier Baselworld a en effet confirmé cette tendance.
Tout est donc allé très vite. Dès mars 2014, Jérôme Lambert (45 ans), CEO de l’ensemble des produits Montblanc, présente à Johann Rupert, président de Richemont, son idée de bracelet connecté aux smartphones Android et iOS, via Bluetooth à basse consommation. Le feu vert est immédiat.
Fort d’une précédente expérience à la tête de la manufacture Jaeger LeCoultre (également membre de Richemont), le directeur général a déjà participé à la réalisation d’une montre hybride munie d’une clé électronique qui commandait les portes d’une Aston Martin.
Exclusivement! Un brin contraignant, le projet d’il y a cinq ans a fait long feu. Quand il arrive aux commandes de Montblanc, Jérôme Lambert souhaite cependant lui redonner une nouvelle dimension.
Pérennité et courte vie
Se pose alors la question, toujours d’actualité: comment concilier un objet de luxe pérenne, esthétique, parfait dès sa première expression, avec un produit technologique en constante mutation et à une courte durée de vie? Imiter l’Apple Watch qui n’est alors pas encore divulguée? Ce serait banal, contre-productif et en décalage avec l’esprit de la marque.
Décision est donc prise de limiter la connexion au bracelet, considéré comme un accessoire. Pour ce faire, les ingénieurs de Montblanc vont largement s’inspirer d’un savoir-faire développé à Hambourg, là où depuis plus d’un siècle sont fabriqués les célèbres stylos-plume d’une marque qui domine plus de 60% du marché mondial des instruments d’écriture de luxe (lire page suivante).
En collaboration depuis plus d’un an, Montblanc et Samsung ont présenté en septembre dernier deux instruments d’écriture numérique, l’e-StarWalker et le Pix Pen, utilisables avec un smartphone et une tablette électronique ou tout simplement comme un stylo rollerball.
La réalisation d’un bracelet connecté a été, dans une certaine mesure, le fruit d’un transfert technologique. Fondée sur trois piliers, les instruments d’écriture à Hambourg, l’horlogerie au Locle (NE) et à Villeret, dans le Jura bernois, la maroquinerie à Florence, en Italie, Montblanc met naturellement en relation les uns avec les autres.
La marque va-t-elle désormais prendre résolument le virage des smartwatches? La montre au bracelet connecté aura sans doute des petites sœurs. Il est désormais impossible d’ignorer l’électronique embarquée.
Même la prestigieuse Omega de Swatch Group envisage d’intégrer, dans l’un de ses modèles insensibles à l’électromagnétisme, la technologie de communication sans fil NFC. Mais l’évolution se fera avec une extrême prudence, autant pour Montblanc que pour les autres marques de Richemont, dont le navire amiral Cartier.
«Il s’agit de regarder comment les choses évoluent, en reconnaissant la grande différence entre les appareils électroniques jetables et l’héritage comme le patrimoine véhiculé par les produits de nos maisons», souligne le service de presse de Richemont.
Face à une Apple Watch aux multiples applications quasi inégalables, qu’aurait à gagner une montre de la belle horlogerie, enrichie par les métiers d’art, qui serait affublée d’une technologie limitée à quelques fonctions dont la nécessité reste à démontrer?
L’horlogerie en force
Il n’empêche que cette cohabitation de l’ancien fait pour durer et du moderne fait pour surprendre, Montblanc, dont la vocation historique est de fabriquer des instruments d’écriture depuis 1906, la cultive à souhait. Jérôme Lambert utilise un Meisterstück traditionnel pour remplir son calepin bourré de notes rédigées avec différentes couleurs d’encre.
«Mes deux filles de 14 et 12 ans se servent aussi d’un stylo sur papier avant de retranscrire leurs notes sur ordinateur», dit-il, un brin rassuré. Il ne sera pas dit que la nouvelle génération ne sait plus écrire à la main!
Visiblement séduit par les plumes, le CEO de Montblanc a cependant l’intention de «mettre au même niveau de chiffre d’affaires les activités d’horlogerie, de maroquinerie et d’écriture d’ici à cinq à dix ans».
Aujourd’hui, les instruments d’écriture se taillent la part du lion avec 40% de ventes estimées à 900 millions de francs, l’horlogerie et le cuir se partageant chacun 25%, le reste revenant aux lunettes, bijoux et parfums. Depuis son entrée en fonctions, Jérôme Lambert a déjà lancé deux nouvelles collections.
C’est donc en Suisse, berceau de l’horlogerie, et non pas en Allemagne, que Montblanc produit ses montres vendues dans un segment de prix public compris entre 2000 et 5000 francs. Une seule manufacture s’étend sur deux sites, au Locle (120 collaborateurs), où sont assemblées, emboîtées et contrôlées la plupart des pièces, et à Villeret (30 collaborateurs), où sont réalisés les mouvements des grandes complications qui y sont également assemblées.
On est à mille lieues des ultramodernes chaînes de production à perte de vue des Rolex ou Omega. L’aspect artisanal l’emporte sur la dimension industrielle, malgré la présence d’imprimantes 3D et d’indispensables machines-outils à commande numérique.
Maîtrise technologique
A Villeret, Richemont a acquis en 2006 la manufacture d’horlogerie Minerva SA, fondée en 1858. C’est là que sont fabriquées des pièces de haute horlogerie comme les quantièmes perpétuels ou les tourbillons (notamment les Tourbillon Bicylindrique, Cylindrique Géosphères Vasco de Gama ou le Chronographe Exo Tourbillon).
Pour de telles pièces, qui font partie de la collection Villeret, tous les composants sont produits sur place, à partir de matières premières comme le maillechort, un alliage de cuivre, de nickel et de zinc. De vieilles machines, très précises pour de petites quantités, sont encore en service.
L’angleur que nous rencontrons a mis deux semaines pour angler à la main un pont (l’une des pièces du tourbillon). Pour le polissage final, il utilise du bois de gentiane, dont l’intérieur est très tendre, qu’il va lui-même se procurer.
Toute manufacture digne de ce nom, aussi petite soit-elle, se doit de développer ses propres organes réglants, le cœur de la montre mécanique. Montblanc n’échappe pas à la règle. La collection Villeret en bénéficie pleinement.
Fait d’un alliage de plusieurs composants dont la nature est jalousement tenue secrète, le balancier spiral du mouvement s’étire toujours un peu plus à chaque passage dans une machine, jusqu’à trouver souplesse, résistance et stabilité désirées.
Pour la grande majorité de ses montres, Montblanc se ravitaille auprès de fournisseurs extérieurs comme Nivarox, de Swatch Group. Mais la maîtrise des organes réglants réservés à ses grandes complications lui offre une crédibilité indispensable au développement de l’ensemble de ses produits.
Arrivé il y a quinze ans dans l’entreprise au Locle, le technicien en construction horlogère Florian, amoureux des montres de poche, loue les vertus de l’émail grand feu, la technique de décoration la plus difficile et la plus délicate dans l’horlogerie.
Elle consiste notamment à placer le cadran au feu à plusieurs reprises, entre 800 et 900 degrés, afin de réaliser des décors inaltérables et raffinés. Un tel savoir-faire ancestral n’a sans doute rien à envier aux prouesses technologiques de la montre connectée.