Susanne Koelbl, Christoph Reuter
Reportage. L’Etat islamique se retire de villes et villages qu’il avait conquis en Irak. Des habitants qu’il avait faits prisonniers s’enfuient. Le mécontentement de ses «sujets» grandit. Le califat est-il en crise?
Le convoi de Mohammed al-Ghabban, ministre irakien de l’Intérieur, traverse des villages vides où flotte encore le drapeau noir de l’EI, direction nord. Il se rend au front, à Tikrit, à 180 kilomètres de Bagdad, d’où les islamistes ont été repoussés il y a deux semaines. Ghabban, 53 ans, a connu les geôles du régime. Plus tard, il a adhéré au parti chiite Badr. On repère de loin le château d’eau de Tikrit peint de noir avec l’inscription blanche de l’EI. Tikrit, ville natale de Saddam Hussein, comptait 260 000 habitants. C’est aujourd’hui une ville fantôme. Des véhicules carbonisés constellent les rues, il n’y a plus d’électricité, les réémetteurs de téléphonie mobile sont détruits.
Sous l’influence chiite
Pourtant, on sent de l’euphorie dans l’air, au point que l’on croirait presque le ministre quand il assure que ça va bien. Mais la reprise de Tikrit n’est qu’une victoire d’étape. Et d’ailleurs la ville n’est pas totalement libérée: un groupe de combattants de l’EI s’est retranché dans le centre avec des otages. La ville est minée, ce qui empêche l’armée irakienne de progresser. Reste que l’opération de Tikrit est, à ce jour, la plus grande opération jamais menée contre cet ennemi qui, depuis l’an dernier, a dévoré de larges portions du pays, parfois sans même livrer bataille. Le «califat» s’est rapidement étendu de la frontière turque jusqu’aux portes de Bagdad. Désormais, il commence à rétrécir.
Il serait cependant prématuré de qualifier la reprise de Tikrit comme le début de la fin, car les djihadistes restent forts. Le fait de s’être retirés de la ville pourrait être un leurre servant à ménager les hommes et l’équipement militaire avant de réactiver la guerre civile entre sunnites et chiites. Car ce n’est pas l’armée irakienne qui mène bataille à Tikrit, mais les milices chiites. En théorie, elles sont subordonnées à l’armée alors que, en réalité, c’est le commandant iranien Qasem Soleimani qui les commande. Elles comptent 20 000 hommes sur place, contre 4000 seulement pour l’armée. C’est ce qui fait de la reprise de Tikrit un casse-tête pour les chancelleries occidentales: d’un côté elles sont soulagées, de l’autre les conséquences d’une telle victoire pourraient être incalculables.
Le nouveau premier ministre irakien Haider al-Abadi s’en remet entièrement aux milices chiites, dont il a besoin pour combattre l’EI. L’Iran dépêche des armes, des combattants, des instructeurs militaires et un support aérien. Les Gardiens de la révolution iraniens entendent consolider leur influence en Irak et se servent des milices chiites irakiennes pour y parvenir.
Par leur brutalité, ces dernières alimentent une spirale diabolique: leur cruauté vaut à l’EI de nouveaux adeptes. Les civils sunnites sont pris entre deux feux, menacés tant par l’EI que par les chiites extrémistes. «Soit ils fuient, soit ils sont abattus, explique sobrement le commandant de la milice Asaib Ahl al-Haq. Nous traitons tous les sunnites comme Daech (ndlr: acronyme arabe de l’Etat islamique).» Une vidéo en témoigne, qui montre des miliciens souriants, brandissant des têtes fraîchement coupées.
Une règle: Allah
A Tikrit, en attendant, une tribune a été improvisée pour que le ministre Ghabban puisse haranguer ses troupes. «Ce n’est que le début. Nous allons livrer une bataille après l’autre. Nous allons libérer notre pays de Daech!» Un journaliste demande: «Que se passera-t-il pour ceux qui ont combattu avec l’EI et s’en repentent?» «Ces gens n’ont pas leur place dans notre société.» La guerre contre l’EI a créé un surcroît de méfiance à l’endroit des sunnites. Face à l’EI, nombre d’entre eux se sont réfugiés à Bagdad. Mais les tribus sunnites ont souvent pactisé avec l’EI. Elles se défient du gouvernement (chiite) qui les discrimine en les excluant de l’administration et de l’armée. Ce n’est là qu’une partie de l’explication. L’autre, c’est le journaliste irakien Saoud Murrani qui la révèle: pour des jeunes gens qui ont vécu dans des villages profondément religieux, où garçons et filles vivaient séparés, l’EI est une libération. Il leur donne l’occasion d’avoir tout ce dont ils rêvaient, le sexe et le pouvoir, tout en se voyant comme des soldats de Dieu.
Parmi les nécessiteux sunnites qui font la queue à Sadr City, dans la banlieue de Bagdad, en quête de subsides ou d’aide alimentaire, nous tombons sur Houssam, qui travaillait pour le Ministère du pétrole à Tikrit. Avec sa famille, il a vécu trois semaines sous le «califat» avant de fuir. «Il n’y avait qu’une règle: Allah, raconte-t-il. Tout le monde a dû remettre ses cigarettes. Quand on se faisait attraper une fois à fumer, c’était l’avertissement, la deuxième fois on se faisait casser les doigts, la troisième fois fouetter à mort.»
Si les règles de l’EI sont strictes, sa stratégie est plus pragmatique. A Kobané, les djihadistes ont certes combattu jusqu’au dernier homme mais, ailleurs, ils se sont parfois retirés rapidement. Fin janvier, le commandant de la milice Badr, Hadi al-Ameri, annonçait qu’il avait repris à l’EI la province de Dijala, presque sans combat. Mais un comptable de l’EI a expliqué ultérieurement: «Hadi al-Ameri a payé notre retrait plusieurs millions de dollars.» Et ce sont les sunnites de Dijala qui ont réglé la facture: ils ont payé 30 000 dollars par village s’ils voulaient y retourner. La province de Dijala est malcommode dans l’esprit de l’EI. Peuplée aussi bien de sunnites que de chiites, elle est adossée à l’Iran. Les djihadistes ont préféré l’argent. En ce moment, ils veulent apparemment consolider leur territoire et, pour ça, il leur faut de quoi payer des combattants, pas des batailles superflues.
La force de la coalition
Même s’il était possible de chasser l’EI de Mossoul, deuxième ville d’Irak avec 1,5 million d’habitants, ce serait certes un coup dur, mais pas la fin pour le «calife» Abou Bakr al-Baghdadi et son armée terroriste. Car l’EI pourrait aisément se replier sur la Syrie. Les djihadistes y ont déjà évacué, ces dernières semaines, tous les équipements transportables d’une raffinerie de pétrole, d’une sucrerie et d’une cimenterie. Car, en Syrie, hormis les forces kurdes bien entraînées au sol, l’EI n’a presque rien à craindre. Le dictateur Bachar el-Assad y limite ses opérations aux gisements pétroliers et à une portion limitée du territoire. Et là où combattent encore des groupes rebelles syriens, Assad et l’EI coopèrent tacitement. Assad ne peut pas vaincre l’EI et, surtout, ce n’est pas dans son intérêt. Ses crimes ainsi que les 215 000 victimes de quatre ans de guerre civile font pâle figure face à l’épouvante que suscite l’EI en Occident.
Ce qui affecte le plus l’Etat terroriste, ce sont les attaques aériennes ciblées de la coalition sur ses positions, ses convois et ses armes lourdes. L’EI ne peut plus, comme l’été dernier, procéder à d’importants transferts de troupes et à des attaques de grande dimension. Au lieu de ses pickups et autres Humvee aisément repérables, il recourt plutôt à des taxis confisqués et masque les plaques d’immatriculation marquées EI. Des sources nous parlent d’un mécontentement croissant dû aux lacunes criantes de l’approvisionnement: l’électricité, l’eau potable, les aliments se font rares. Clairement, l’EI est dépassé par ses tâches de gestion. Pas encore de quoi, cependant, susciter une résistance ouverte, car sur son territoire le califat contrôle absolument tout, y compris en espionnant ses propres volontaires venus de l’étranger.
© Der Spiegel, traduction et adaptation Gian Pozzy