Nick Danforth
Analyse. C’est l’histoire politique d’une idée, d’un fantasme. L’Etat islamique autoproclamé entend imposer au monde musulman le califat, soit le règne à la fois religieux et temporel sur l’islam. Mais, au cours des siècles, les califes ont été très contestés, et les derniers n’étaient pas arabes, mais turcs.
En 1924, le leader turc Mustafa Kemal Atatürk supprime le califat ottoman. De nos jours, la plupart des débats sur l’Etat islamique (EI ou Daech de son acronyme arabe), le groupe extrémiste qui a proclamé le califat sur une bonne partie de l’Irak et de la Syrie, font état de cet événement comme s’il constituait un tournant déterminant dans l’histoire de l’islam.
Même si les islamistes d’aujourd’hui se réfèrent aux Ottomans, la plupart d’entre eux veulent en réalité tenter de recréer les califats d’autrefois: l’ère des quatre califes bien guidés, qui incarna le pouvoir juste après la mort de Mahomet au VIIe siècle, ou le califat abasside qui exista sous une forme ou une autre entre les IXe et XIIIe siècles, avant d’être abrogé par les Mongols. En associant la famille royale ottomane du XIXe siècle avec ces califes d’il y a un millénaire, les experts occidentaux et les penseurs musulmans nostalgiques font de l’histoire des califats une institution pérenne, au centre de l’islam et de la pensée islamique du VIIe au XXe siècle. En réalité, le califat est une doctrine religieuse dont l’importance a crû et décru au fil des événements.
L’histoire récente du califat sous le règne ottoman montre pourquoi cette institution paraît plutôt un fantasme politique, une page blanche aussi nébuleuse que la dictature du prolétariat, largement inventé par les islamistes actuels au fur et à mesure de leur progression. En outre, l’histoire du califat ottoman suggère qu’en tentant de concrétiser presque toutes les versions possibles de ce fantasme, les islamistes actuels risquent de se confronter aux mêmes contradictions qui ont embrouillé les Ottomans il y a un siècle.
Lorsque l’Empire ottoman s’empare de l’Egypte et de la péninsule Arabique en 1517, le sultan Selim le Sinistre revendique le titre de calife pour lui et ses héritiers. Non seulement Selim prend le contrôle de La Mecque et de Médine, mais il soutient aussi sa revendication en rapportant à Istanbul des vêtements du prophète et des poils de sa barbe. Des siècles plus tard, les Ottomans décident qu’il faut que tout cela semble un peu plus respectable, de sorte que des historiens de la cour affirment que le dernier héritier du califat abasside, exilé au Caire des siècles après avoir perdu son trône, a volontairement cédé son titre à Selim. Plus concrètement, les Ottomans consolident leur revendication à diriger l’islam en fonctionnant comme gardiens du hadj, le pèlerinage vers les Lieux saints, et en envoyant chaque année un voile doré superbement ornementé pour couvrir la Kaaba.
Un besoin de légitimité
Quand le sultan ottoman Mehmed II conquiert Constantinople, la capitale byzantine, soixante-quatre ans avant que Selim domine l’Egypte, il revendique pour ses descendants le titre de César de Rome. Dans la mesure où, pour les Ottomans, être calife a toujours plus de valeur qu’être César, à la fin du XIXe siècle le sultan Abdülhamid II (1842-1918) lance une campagne politique pour susciter un ralliement anticolonialiste autour de l’Etat ottoman et renforcer sa propre légitimité à l’interne. Il exige que son nom soit lu à la prière du vendredi et fait distribuer des exemplaires du Coran dans le monde musulman, de l’Afrique à l’Indonésie.
Il est clair que, face au triomphe du colonialisme occidental dans leur pays, de nombreux musulmans aiment l’idée d’un leader aussi pieux que puissant: le sultan ottoman défiant l’impérialisme occidental au nom du monde musulman tout entier. Quant à eux, les dirigeants britanniques et français expriment des craintes croissantes face à son pouvoir potentiel sur leurs sujets musulmans en Afrique du Nord et en Inde. Bien qu’Abdülhamid ait hâte de tirer profit de telles peurs, il éprouve quand même des doutes sur l’influence concrète que ses efforts lui vaudront dans des contrées aussi reculées.
Remise en cause
Ce qui le contrarie en particulier est le fait que tout le monde n’accepte pas sa prétention au califat. Au-delà de ceux qui se rassemblent autour d’Abdülhamid II, il y en a d’autres, motivés par le nationalisme arabe et las de sa tyrannie, pour remettre en cause les fondements religieux de son règne. Ces intellectuels, dont fait partie le Syrien Rachid Rida, soutiennent la création d’un califat différent, arabe, en citant Mahomet quand il affirmait que le vrai calife devait être un descendant de la tribu quraychite du Prophète. (Il semble que les Ottomans admettent la validité de cette citation, mais qu’ils en fassent une lecture différente, selon laquelle le Prophète aurait voulu dire que le calife ne descendait pas nécessairement de cette tribu.)
Cependant, dans les deux cas, les violents affrontements politiques du début du XXe siècle ont tôt fait d’évincer les considérations théologiques. Malgré ses efforts pour être le défenseur de la foi, Abdülhamid ne cesse de perdre du terrain et du pouvoir politique face aux forces impérialistes chrétiennes. C’est ce qui aide les dirigeants laïques du mouvement des Jeunes Turcs, tel Enver Pacha, à mettre le sultan sur la touche et à s’approprier le pouvoir à la veille de la Première Guerre mondiale. Quand l’Empire ottoman remporte quelques succès militaires, finissant par garder ses territoires dans la deuxième guerre balkanique, c’est Enver Pacha qui devient source d’inspiration pour le monde musulman. (Parmi les bébés qui portèrent son nom, on retrouve Enver Hoxha, le futur dictateur albanais, et Anouar el-Sadate, futur raïs égyptien.)
Bien sûr, l’aura d’Enver pâlit à son tour avec la défaite ottomane à la fin de la Première Guerre mondiale. C’est alors le tour d’Atatürk d’émerger en nouveau héros, après sa campagne victorieuse pour chasser les Français, les Italiens, les Britanniques et les Grecs de l’Anatolie ottomane. Les mêmes milieux politiques qui soutenaient le califat anti-impérialiste d’Abdülhamid trouvent encore plus de raisons d’admirer la résistance armée d’Atatürk contre les puissances européennes. En Palestine, par exemple, les musulmans qui avaient demandé naguère la protection du calife ottoman contre les colons sionistes et l’occupant britannique acclament Atatürk, au point qu’un officier anglais se demande si cette personnalité turque est devenue «le nouveau sauveur de l’islam».
Simultanément, le déclin du pouvoir ottoman avant, pendant et après la Première Guerre mondiale accorde de plus en plus de crédit à l’idée d’un nouveau calife non ottoman pour le monde arabe. Mais nul ne s’est jamais mis d’accord sur qui ce calife arabe pourrait bien être. Résultat: quand Atatürk abolit l’institution du califat en 1924, ce n’est pas un tollé unanime dans le monde arabe. Bon nombre de musulmans protestent, avant tout en Inde, car le calife, vu comme symbole panislamique, est un élément important de l’anti-colonialisme. D’autres sont plus occupés à intriguer pour s’attribuer le titre.
Le plus connu de ceux-là est Hussein ibn Ali, chérif de La Mecque, que connaissent bien les lecteurs de Lawrence d’Arabie pour son rôle dans la grande révolte arabe. Dirigeant local ayant la haute main sur La Mecque et Médine et censément héritier en ligne directe de la tribu du Prophète, Hussein se dit qu’après avoir expulsé les Ottomans du Moyen-Orient, il pourrait devenir roi des Arabes, avec tous les pouvoirs temporels et religieux d’un calife. Si bien que, lorsque Atatürk exile le sultan Abdülhamid, Hussein invite ce dernier à La Mecque. Plusieurs années après, le fils de Hussein, Abdallah, fondateur de la monarchie jordanienne, déclare qu’en mettant fin au califat, les Turcs ont rendu «le plus grand service possible aux Arabes» et qu’il envisage d’«envoyer un télégramme de remerciement à Mustafa Kemal Atatürk».
Lutte de pouvoir
Les plans de Hussein ne se sont pas réalisés exactement comme prévu. Bien que les Britanniques aient dans un premier temps soutenu son projet, les accords Sykes-Picot vont tout remettre en cause. Les Français ont expulsé son fils de Syrie et, peu après, les Saoudiens l’ont expulsé lui-même de la péninsule Arabique. Lorsque Hussein se proclame officiellement calife, prétendument sur l’insistance d’un groupe de dirigeants musulmans, son pouvoir s’est réduit à un point tel que sa proclamation ressemble à un geste de désespoir.
Pendant ce temps, la monarchie égyptienne a aussi une revendication à formuler. Bien que résolument aligné sur les Britanniques et par ailleurs d’ascendance albanaise circassienne, sans aucun lien avec la famille du Prophète, le roi Fouad se pousse en secret pour prendre la succession aux Ottomans. Selon un intellectuel islamique, l’Egypte est mieux faite pour le califat que, par exemple, un nomade du désert comme Hussein «parce qu’elle a pris le commandement de l’éducation religieuse et compte un grand nombre de musulmans instruits et intelligents». Le roi Idris de Libye paraît aussi avoir surenchéri pour le titre, mais Fouad décide qu’il n’a pas assez de soutien pour y prétendre.
Bien qu’il finisse par priver Hussein de la Terre sainte, le roi Saoud d’Arabie saoudite est l’un des rares dirigeants à ne pas revendiquer le califat – même si l’idée fut sans doute débattue. Saoud s’inscrit dans le mouvement wahhabite, qui s’est mué en rébellion contre la supposée décadence du gouvernement ottoman au XVIIIe siècle. Alors même que son opposition à un calife de style ottoman est partagée par d’autres Arabes, sa foi religieuse est trop radicale pour qu’il envisage d’avoir la moindre chance de devenir calife.
Gouvernements laïques
Au bout du compte, le caractère malséant de toutes ces querelles politiques est un des facteurs qui contribuent à calmer le débat sur le califat pendant plusieurs décennies. Beaucoup de musulmans ont profité de son abolition en redoublant d’efforts pour mettre en place dans leurs pays des gouvernements constitutionnels laïques. D’ailleurs, certains des opposants les plus véhéments aux aspirations califales du roi d’Egypte sont les libéraux égyptiens, adversaires de tout ce qui pourrait accroître le pouvoir de la monarchie.
Dans sa fameuse critique sur la réalité du califat, le théologien réformiste égyptien Ali Abderraziq va même jusqu’à soutenir que le Coran «ne contient aucune référence au califat que les musulmans appellent de leurs vœux». C’est aussi une période où nombre d’intellectuels musulmans, religieux ou laïques commencent à débattre de la possibilité que le calife ne puisse être qu’une figure purement religieuse, une sorte de «pape islamique» débarrassé de tout pouvoir temporel.
Ce serait une erreur de croire que les mouvements islamistes du XXIe siècle, qui tentent de remettre le califat au goût du jour, le font au nom d’un mandat islamique clair et bien défini. Ils ne sont que les nouveaux acteurs d’un débat vieux de plusieurs siècles sur une idée, un rôle qui n’ont eu de l’importance que très occasionnellement dans le monde de l’islam.
L’héritage des précédents rounds de cette dispute est toujours perceptible aujourd’hui. Il n’y a rien de surprenant à ce que le califat ottoman ait le plus d’emprise, comme source d’inspiration historique, sur les islamistes turcs, dont la nostalgie doit bien plus à la manière dont les nationalistes turcs ont glorifié l’empire qu’à la piété de leurs sultans. A l’inverse, l’héritage religieux d’Abdel Wahhab, critique de l’Etat ottoman au XVIIIe siècle, associé aux héritages politiques des nationalismes arabes anti-ottomans plus récents, donne à toutes sortes d’islamistes non turcs de bonnes raisons de préférer l’idée d’un califat arabe.
En considérant le califat ottoman comme l’ultime référence historique des aspirations islamistes, les experts occidentaux associent le rêve actuel d’un dirigeant musulman puissant et unanimement respecté au rêve raté de l’ancien sultan ottoman de devenir cette figure-là. Il se peut que les circonstances qui associent ces rêves – et l’aspiration à un pouvoir religieux fort face au pouvoir politique, économique et militaire occidental – soient les mêmes. Mais le défi est là: les prétendants actuels au titre de calife pourraient rapidement se retrouver dans la même galère que les califes ottomans. Les succès politiques ou militaires, plus que l’histoire et la théologie, peuvent conférer une légitimité à court terme, mais des erreurs dans ce domaine feront de la place à d’autres prétendants au pouvoir.
© Foreign Affairs traduction et adaptation Gian Pozzy