Marcela Iacub
Essai. Et si la maladie d’Alzheimer nous apprenait à trouver d’autres chemins que la raison pour commu-niquer avec autrui? Notre chroniqueuse Marcela Iacub, qui a vu le film «Still Alice», le croit profondément.
Depuis quelques décennies, les sociétés démocratiques ne cessent d’œuvrer pour rendre la vie des personnes malades et handicapées physiques plus agréable. On promeut leur travail, leur accès aux transports, aux commerces et même à la sexualité.
Très différent est le sort qu’elles réservent à ceux et à celles dont le mal n’est pas dans le corps mais dans l’esprit. Aussi bien les fous que les handicapés mentaux sont l’objet d’une violence croissante. Les prisons regorgent de psychotiques et les personnes atteintes d’un déficit cognitif sont de moins en moins intégrées socialement. Comme si les êtres incapables de raisonner selon certains paramètres étaient plus proches des bêtes que des humains. Voilà en substance le point de départ de Still Alice. Le personnage incarné par la resplendissante Julianne Moore est une professeure de linguistique de renom international qui croit plus que quiconque à la communication verbale et rationnelle. Quand on lui diagnostique un alzheimer précoce, elle sent qu’elle n’est plus rien. Le travail de toute sa vie qu’elle avait cru acquis, intégré et inséparable de sa personne s’évapore. Elle n’est désormais qu’un brouillon d’humain, un souvenir vague et triste de ce qu’elle a été jadis.
Continuer d’exister
L’enjeu de ce récit sera de savoir si dans l’entourage d’Alice il y aura quelqu’un qui l’empêchera de disparaître, de se transformer en un monstre absent à lui-même qui crie et qui se plaint chaque jour d’être en vie. Quelqu’un qui lui permettra d’être encore Alice. Ce n’est pas le mari qui aura ce courage ou cette chance. Il la quittera aussitôt. Et il en sera de même de deux des trois enfants d’Alice, ceux dont elle était si fière avant la maladie. Ce sera Lydia, sa fille cadette, avec qui elle ne s’entendait pas, qui lui permettra de continuer d’exister. Si elle réussit, ce n’est pas par charité ou parce qu’elle aime sa mère plus que les autres. Son exploit tient au fait qu’elle arrive à communiquer avec elle, aventure que le reste de la famille redoute et fuit.
un malentendu fondamental
Ce film nous invite donc à tracer des ponts mystérieux et amoureux avec des êtres dont l’esprit n’est pas comme le nôtre, c’est de ce défi qu’il tire sa force. L’enjeu est à proprement parler faramineux. Il nous incite à renier le chemin que notre culture a emprunté et à nous définir moins par l’exercice d’une raison commune que par notre capacité à l’émietter. Moins par notre pouvoir d’action et de transformation du monde que par notre aptitude à construire des liens aussi inédits qu’efficaces avec les autres.
Still Alice nous permet de comprendre que, si nous réussissions à détrôner la raison de son empire, non seulement nous serions en mesure d’intégrer les personnes comme Alice mais l’ensemble de nos relations affectives se trouverait modifié. Car ce n’est pas parce que nous sommes capables de réfléchir, de compter, de nous rappeler notre nom que nous ne sommes pas des mystères les uns pour les autres. Ce n’est pas parce que nous pouvons converser que nous nous comprenons. C’est sans doute ce malentendu fondamental qui explique que nous nous sentions si seuls même quand nous avons une famille, des amis, un travail. La raison est un excellent instrument pour fabriquer des ordinateurs et pour explorer l’univers, mais elle n’est pas le meilleur moyen pour mettre en place une société émotionnellement viable. Peut-être l’alzheimer, loin d’être une maladie, est-il une excellente occasion pour que nous construisions des liens, des priorités et des félicités autrement.