DESTINS. Un livre, un couple, deux versions de l’histoire: «Fontaine blanche», signé Alain Campiotti et feu Myriam Meuwly.
A mon mariage, le 10 septembre 2009, mon amie Myriam rayonnait dans sa robe rouge sang, rouge passion. Elle était amoureuse, mais pas de son mari, et une maladie du sang allait l’emporter un an plus tard.
Trois ans après son décès, leurs deux noms figurent toujours sur la boîte aux lettres de l’appartement du veuf, avenue de l’Elysée à Lausanne – «Alain Campiotti. Myriam Meuwly.» Le journaliste, grand reporter, ancien rédacteur en chef du Nouveau Quotidien, n’a rien changé dans le bureau où sa femme, journaliste comme lui, travaillait. Il a repris son numéro de portable à elle. La chatte qu’ils ont recueillie à New York et baptisée Chappaqua, nom de la ville de résidence des Clinton, se frotte à ses pieds dès qu’il enlève ses chaussures. Il jure que s’il n’a pas déménagé, c’est par «commodité», et que la parution du «livre» va peut-être le décider à quitter cet endroit.
Le «livre», c’est sa croix et sa renaissance, sa douleur et sa rédemption. Au lendemain du décès de Myriam, il trouve dans son ordinateur des mails qui parlent d’un amour pour un autre, d’un «baiser mortel» enfin reçu de l’homme qu’elle «aime passionnément». Et puis un long texte intitulé Une Passion qui le brûle instantanément «à longues flammes»: des lignes lucides et cruelles sur la lente érosion de leur couple, leurs années en Chine, trente ans auparavant, leur vie à New York, juste avant Obama, dans cet Amérique qui les fascine et dont ils couvrent l’actualité pour les médias romands. Leur guerre intime, le désert qu’est devenue leur vie sexuelle, son impatience à elle devant sa dépression chronique.
Répondre à une morte. Et puis sa passion pour l’Enchanteur, alias le ténor vaudois Eric Tappy, qu’elle écoute depuis toujours, sur qui elle écrit un de ses premiers articles lorsque le chanteur décide, en pleine gloire, de quitter la scène, et à qui elle a consacré un livre (Eric Tappy, l’Enchanteur, Favre) paru après son décès. Une Passion décline les rencontres fugaces avec Tappy, l’extase en l’écoutant interpréter Ottavio dans le Don Giovanni de Mozart, jusqu’à une étreinte dans les vignes, un jour d’automne 2009.
Alain Campiotti ressent «tout» ce qu’on peut ressentir en découvrant Une Passion: colère, révolte, douleur, désespoir. «J’ai retrouvé notre couple, nos déchirements. Je me suis rendu compte qu’elle m’avait quitté depuis longtemps.» Surtout: il découvre sa passion pour l’Enchanteur. Lui qui avait vu sa femme s’échiner durant sa dernière année de vie sur le livre consacré au chanteur, qui a assisté aux tensions entre l’auteur et son sujet, aux larmes de Myriam, comprend qu’il a été le spectateur extérieur d’un amour fou qu’il comprend enfin, après coup, trop tard. «Cette passion l’avait fait renaître, même si ce livre l’épuisait.»
Il fuit alors sur la côte atlantique, et décide qu’il va écrire sa propre version de leur histoire. Pour «la rejoindre» – non pas au sens sentimental ou ésotérique du terme, mais pour la «suivre» dans le mouvement qu’elle a indiqué, celui de l’écriture, du dépassement de soi. Son récit, intitulé Un exil, placé sous le signe de son vieux frère Leonard Cohen – «He wants to write a love song/An anthem of forgiving/A manual for living with defeat» – s’ouvre sur la scène terrible de la mort de Myriam Meuwly, à l’hôpital, après une année de souffrance liée à une leucémie foudroyante. «L’après»? L’appartement vide, la chatte qui miaule, l’enterrement, le souvenir à vif de cette dernière année. Il raconte à son tour le couple «énigmatique» qu’ils formaient aux yeux des autres, New York, les orages qui rythment leur vie. Il est «odieux», elle le lui dit dans des scènes «brisantes» qui le laissent «pantelant». Revenir à Lausanne est un désastre. Il part seul pour le Proche-Orient apprendre l’arabe, vivant comme un étudiant. Ils échangent de longs mails. Lui: «Je ne suis qu’une boule d’angoisse.» Elle: «Avec toi, j’ai l’impression de risquer de sombrer.» Au cœur de leurs deux récits, une scène saisissante où on le voit, après une séance catastrophique chez un thérapeute, se taillader le corps avec un rasoir au milieu de la nuit dans le lit conjugal, elle dormant à côté. Elle ne lui pardonnera jamais son acte. Il a voulu le raconter, pour «s’expliquer», enfin.
A la mort de sa femme, le livre sur Tappy n’est que textes bruts et documents épars sur la table du salon. Pour elle, il trouve un éditeur, fait en sorte que cet «autel» à sa passion secrète voie le jour. Son livre à lui, son livre de veuf floué, il «devait» le faire. «Ecrire est une voie vers l’apaisement, vers une réconciliation avec Myriam. Au-delà du travail de deuil, elle m’a forcé, avec l’écriture, à faire un travail d’autoanalyse. J’avais un champ de ruines à reconstruire.» Le publier allait de soi. «J’ai toujours écrit pour être lu, pourquoi changer?»
Nu dans la rue. Il a rêvé récemment qu’il se retrouvait nu dans la rue. Ce livre troublant, aux qualités littéraires évidentes tant ses auteurs sont de grands professionnels de la plume, montre de manière unique les deux faces de la même médaille et pousse à l’exhibitionnisme cet homme secret, sombre et taciturne. «Je suis prêt aux conséquences.» Il ne fera pas de signatures en public. «Ça n’a aucun sens sans Myriam.»
Sa fille adulte, psychiatre, le laisse faire. C’est son histoire, lui dit-elle. Myriam l’a-t-elle rendu heureux? «C’est une question compliquée. Je ne sais pas ce qu’est le bonheur. Mais nous avons vécu tant de choses fortes! Elle était intense, passionnée, forte, autoritaire. Manipulatrice, mais d’une générosité énorme – dont elle ne se rendait pas compte qu’elle pouvait être étouffante. Mon fond pessimiste lui faisait mal. Nous ne pouvions vivre ni ensemble ni sans l’autre.»
Myriam Meuwly avait envoyé Une Passion aux Editions Zoé, qui avaient trouvé le texte trop personnel pour le publier. Aujourd’hui, Alain Campiotti termine un documentaire sur le communiste suisse Reynold Thiel, dit Thiel le Rouge, auquel il travaille depuis deux ans avec la cinéaste Danielle Jaeggi.
Il reste avec ses questions, et le mystère d’une correction faite dans Une Passion. Dix mois avant sa mort, Myriam écrit que les lie «quelque chose comme de l’amour». Dans la version confiée à quelques proches, retouchée, elle écrit que «l’amour est désormais sans espoir, puisque le mari n’en a jamais voulu». Amour, pas amour? «Je ne saurai jamais.» Le veuf s’est «expliqué» avec l’Enchanteur, objet de la passion de sa femme. Le ténor a «minimisé» toute l’affaire.
«Fontaine blanche». De Myriam Meuwlyet Alain Campiotti. L’Aire, 242 p. En librairie le 27 août.