Portrait.Parlementaire parmi les plus influents du pays, la Zurichoise se bat pour entrer au gouvernement de son canton et y sauver le deuxième siège socialiste. Mais rien n’est gagné et la gauche tremble.
C’est une fille de Winterthour. Et ça se voit. Elle n’a pas grandi au sein de la bourgeoisie. Et ça se voit aussi. Le charme discret des bijoux en perles qu’elle arbore n’y change rien. Jacqueline Fehr n’a pas cette distinction propre aux filles et fils de bonne famille qui, ces dernières années, ont conquis le deuxième siège socialiste au Conseil d’Etat zurichois, tels Regine Aeppli, Mario Fehr ou, avant eux, Moritz Leuenberger. Une enseignante, fille d’un magasinier et d’une couturière, qui de surcroît affiche clairement un profil de gauche – pour la caisse unique ou les salaires minimaux par exemple –, peut-elle gagner dans ce canton bourgeois?
Les socialistes espèrent que oui. En raison du grand professionnalisme de leur candidate qui, peut-être faut-il le rappeler de ce côté-ci de la Sarine, compte parmi les parlementaires fédéraux les plus influents du pays. Tous l’attestent, politiciens comme journalistes, et jusqu’à la Welt-woche, pourtant acquise aux thèses de l’UDC: «La socialiste Jacqueline Fehr est l’une des personnes les plus capables du Palais fédéral», écrivait l’hebdomadaire début mars. Médiatique, elle se montre très à l’aise en débat, certains se demandant même si elle a un abonnement à l’émission Arena tant on l’y voit.
Et pourtant, ou serait-ce en raison de cette large reconnaissance, la vice-présidente du Parti socialiste suisse, après une carrière fulgurante, a encaissé des coups. De ces coups de poignard dans le dos que seuls les «amis» de parti savent vous planter. En 2012, son groupe parlementaire ne voulut pas d’elle à sa tête, lui préférant un Andy Tschümperlin, fort sympathique au demeurant, fort peu expérimenté également. Une claque, quoi. Particulièrement retentissante au moment où la socialiste relevait la tête de sa défaite cuisante au Conseil fédéral face à sa rivale Simonetta Sommaruga.
Enjeu national
Aujourd’hui, la pression monte chaque jour d’un cran chez les socialistes. Echaudés par la perte d’un siège au Conseil d’Etat de Bâle-Ville, ils risquent fort d’être éjectés aussi à Lucerne lors du deuxième tour début mai. Autant dire que les nerfs sont à vif en attendant le 12 avril, jour des élections zurichoises. D’autant plus que celles-ci ont valeur de test pour les fédérales de l’automne. D’autant plus que la ville de Winterthour a basculé à droite il y a deux ans. Et que tous les partis de droite ont forgé une alliance pour le Conseil d’Etat, le «Top Five», pour tenter de récupérer un des trois sièges détenus par la gauche. Certes, celui des Verts est sur le ballant avec un Martin Graf très chahuté pour sa mauvaise gestion du cas social Carlos. Mais il bénéficie du bonus de l’ancienneté.
Face à l’enjeu de portée nationale, les socialistes ont donc choisi une politicienne d’envergure fédérale, une conseillère nationale qui a marqué de son empreinte la politique sociale du pays. Oui, c’est grâce à elle que les Suisses ont fini par avoir une assurance maternité. Parce qu’elle a «dealé» avec Pierre Triponez, conseiller national radical, alors directeur de l’Union suisse des arts et métiers (USAM). Un Pierre Triponez qui, en 2001, nous avouait qu’il avait trouvé des affinités avec cette «Jacqueline» si pragmatique et réaliste. Jeune, rousse et courageuse, elle a osé cette mésalliance. Malgré les mises en garde des icônes féministes du parti qu’étaient alors la présidente Christiane Brunner ou la conseillère fédérale Ruth Dreifuss.
C’est à Jacqueline Fehr aussi qu’on doit la multiplication des places de crèche puisqu’elle jeta de nouveau un pont vers la droite, écrira la loi avec Peter Hasler, directeur de l’Union patronale suisse à l’époque, et se battra avec la conseillère nationale UDC Ursula Haller.
Enfin, c’est encore elle qui a demandé au Conseil fédéral un catalogue de mesures pour adapter le droit de la famille – mariage, pacs, adoption – aux réalités de la vie contemporaine, rapport que Simonetta Sommaruga vient de présenter.
Bref, bilan béton. Sans parler de son expertise dans les domaines des transports et de la santé. Le conseiller aux Etats PLR Felix Gutzwiller, de Zurich aussi, a beaucoup travaillé avec elle, dans la Commission de la santé mais aussi des groupes extraparlementaires sur la politique de la drogue. Il la résume ainsi: «Une professionnelle, tenace et intelligente, ce qui ne plaît pas à tout le monde, mais aussi capable d’écouter et de bâtir un consensus.»
Francophile convaincue
Des ponts, la Zurichoise aime en jeter vers la Suisse romande aussi: «J’ai vraiment commencé à parler français au début des années 90 avec Véronique Pürro, quand nous coprésidions les femmes du PSS.» Elle a poursuivi une fois élue au Conseil national en 1998, «avec Pierre-Yves Maillard, Josiane Aubert, Marlyse Dormond ou encore Thérèse Meyer-Kaelin». Curieuse, elle découvre alors la Suisse romande, Lavaux et le Valais, avec une amie bilingue et grâce à Stéphane Rossini. C’est perchée au-dessus de Saint-Luc, à l’hôtel Weisshorn, qu’elle fête ses 50 ans. Et l’un de ses fils a passé un an à Lausanne il y a peu. Ce n’est pas un détail, pour Jacqueline Fehr, «davantage que nous, les Romands ont conscience que la Suisse dépend du reste du monde». La politicienne souhaiterait pouvoir insuffler cette connaissance qu’elle a des autres régions du pays au Conseil d’Etat de son canton. «Zurich a tout intérêt à travailler étroitement avec l’arc lémanique. Santé, aménagement du territoire, culture, nous avons beaucoup à partager et à défendre ensemble.»
L’ascenseur social
Enseignante secondaire, notamment grâce à sa mère qui prit un travail de shampouineuse pour financer ses études, Jacqueline Fehr a rejoint le Parti socialiste à la fin des années 80. En 1990, elle entre au Parlement de Winterthour, un an plus tard au Grand Conseil, puis passe au Conseil national en 1998. Avec son ex-mari, enseignant à l’Institut de finance et banking à la Haute école de Suisse centrale, elle achète la maison où elle vit encore avec ses deux fils. La maison se trouve tout près de la Sulzer-Areal et de ses friches industrielles qui renaissent. Winterthour, ville modeste, rappelle à la politicienne ses origines. Reconnaissante envers un système qui lui a permis de grimper l’échelle sociale, elle sait aussi qu’on peut toujours chuter et avoir besoin d’aide. Comme quand son père dû chômer.
Des revers de la vie, Jacqueline Fehr a appris, elle qui tomba des nues quand son groupe parlementaire la repoussa. «Je connais la douleur d’une défaite, mais je sais aussi qu’elle ne tue pas.» Elle a acquis la certitude que rien jamais n’est gagné, qu’il faut convaincre, parler aux gens, sous peine de paraître arrogante. Elle sait aussi que certains lui en veulent au parti. Parce qu’elle a blessé, par exemple quand elle a demandé publiquement la démission d’Ursula Koch, alors présidente du PS. Et parce qu’elle est, on l’entendra souvent, ambitieuse, calculatrice, stratège. Ces caractéristiques de l’homme politique qui se transforment en défauts quand une femme les possède.
Oui, elle a appris. Alors qu’elle avait curieusement louvoyé, en été 2010, avant d’entrer dans la course au Conseil fédéral, elle s’est lancée la première cette fois-ci et tourne sans relâche aux quatre coins du canton pour convaincre les Zurichois de l’élire. Avec cette soif de passer aux travaux pratiques après vingt-quatre ans de Parlement. Son slogan? «Zurich peut davantage.» Estimant qu’il serait déplacé que son canton se plaigne, elle veut qu’il renforce son rôle de pionnier, dans les modes d’habitation, les énergies renouvelables, l’innovation. On a rarement vu campagne menée de manière aussi professionnelle, aussi intense aussi. Alors, si se vérifie cette croyance politique qui dit que le candidat qui veut le plus ardemment être élu finit par gagner, Jacqueline Fehr devrait entrer au gouvernement zurichois. Et rapidement en devenir un ténor.
Sinon? Sacré gâchis de compétences. ■
Jacqueline Fehr
Née en 1963, elle a grandi à Elgg et à Winterthour. Après quelques années d’enseignement à l’école secondaire, elle est élue au Parlement de Winterthour en 1990 et, un an plus tard, au Grand Conseil zurichois. Elle entre au Conseil national en 1998 et devient vice-présidente du Parti socialiste suisse en 2008.